Armide et le pouvoir du musicien

Armide analyse : les enjeux de la célébration royale ou le « pouvoir » du musicien

Comment Lully opère-t-il au plan de la musique pour construire le drame ?
– Suit-il le dualisme du livret Gloire/amour, hautement symbolique de la célébration royale ? On peut se demander, en effet, si la musique n’apporte pas un autre vision du drame et poser ainsi les limites d’une glorification quelque peu flagorneuse.
– Il s’agit d’examiner le rôle du compositeur (et dans une moindre mesure du librettiste), s’il apporte un déplacement dans la vision préétablie du livret (inspiré par la Petite Académie et choisi par L XIV).
– En fait : le musicien est-il soumis entièrement au pouvoir ? Ne fait-il pas agir lui aussi son propre « pouvoir » d’artiste ?

Deux points

1 – La dramaturgie : sens d’une architecture sonore, telle qu’on la trouvait déjà dans le Ballet de Flore.
2 – L’importance du personnage d’Armide
Nouveauté de ce type d’analyse : l’analyse dramaturgique (déjà initiée par R. Legrand« Persée de Lully et Quinault orientations pour l’analyse dramaturgique d’une tragédie en musique. », Analyse musicale n° 27, Paris, avril 1992, pp.

  • ibid, p 10.

).

Armide est représenté le 15 février 1686 à Paris à l’ARM
Livret de Philippe Quinault d’après la Jérusalem délivrée du Tasse

I – Eléments de dramaturgie : unité et diversité

2 points importants

1 – Epouser musicalement la dualité gloire/amour du livret. Assurer une cohésion au drame qui est formé d’éléments hétérogènes
2 – Inscrire dans l’œuvre une vision personnelle : le dépassement de la célébration, ex le soin et la virtuosité dans le traitement du divert du V

A – Rôle des tonalités
– Variété des tons pour structurer les scènes mais pas de plan tonal à grande échelle : voir tableau

Prologue ut mj -> la min -> ut mj La Gloire et la sagesse
I Scène 1 fa mj Armide se désole de ne pas avoir pris Renaud. Songe affreux
  Scène 2 ut mj Hidraot célèbre la gloire d’Armide. Il l’engage à se marier
  Scène 3 (D) ut mj/ut min Armide célébrée par son peuple
  Scène 4 ut min -> ut maj Les captifs délivrés : vengeance contre Renaud.
II Scène 1 ut mj
Scène 2 sol mj
Scène 3 sol min
Scène 4 sol min/sol mj
Scène 5 mi min
 
III Scène 1 ré min
Scène 2 sol min
Scène 3 ré maj
Scène 4 ré min -> fa mj
 
IV Scène 1 sib mj -> fa mj
Scène 2 ut mj
Scène 3 ut mj -> la min
Scène 4 la min -> ut mj
 
V Scène 1ut min -> sol min
Scène 2 sol min
Scène 3 sib mj
Scène 4 sol min
Scène 5 sol min -> sol mj
 

1 – Suivre le découpage du livret
– La plupart des scènes sont bouclées sur elles-mêmes (début et fin dans le même ton)
– Ce découpage tonal a 2 objectifs : suivre la découpe du livret par scène et servir de cadre aux modulations constantes du récitatif. L’analyse de R. Legrand sur les scènes de Persée de Lully s’applique ici :

« Comme dans toutes ses tragédies lyriques, le découpage du livret est fidèlement souligné par le musicien : à chaque scène est associée une tonalité et l’irruption ou le départ d’un ou plusieurs personnages est marqué par une modulation. Sauf cas exceptionnel […] toujours justifié par l’action, chaque scène commence et se termine donc dans le même ton, qui sert de cadre aux modulations intérieures. Le passage entre ces couleurs tonales est nettement marqué : en général après la cadence parfaite finale, quelques notes de la basse introduisent la nouvelle tonalitéibid, p 10. »

– Donc

* découpage scène par scène
* mise en valeur de l’arrivée/départ des personnages
* assurer la cohésion d’une scène par un cadre tonal (ton de départ/fin)

– Rôle des tonalités
– Il existe peu de symétries ou de progression dans l’emploi des tons, excepté pour les divertissements.
– Chaque acte est construit dans une tension et non par rapport à un plan tonal général. Ex du I et du V
Acte I
Fa maj => ut maj =>ut min => ut maj
(courbe dynamique)

2 – Le dualisme gloire/amour dans les tonalités
– On retrouve certains tons associés à des actions ou des thèmes spécifiques et que l’on peut regrouper selon 2 axes, ceux même de la tragédie : le conflit entre la gloire et les pouvoirs d’Armide.
– 2 tons privilégiés : ut maj et sol min lié à l’expression des passions et non à la dramaturgie.

La gloire et la vertu

UT Mj : la gloire et la victoire
Prologue
II,1, 2, 3
IV, 2, 3, 4
V, 1
Sib maj : tons des chevaliers
IV, 1
V, 3

– Ton utilisé dans le prologue pour célébrer la Gloire et la Sagesse qui habitent le cœur du roi. Mais aussi pour célébrer la gloire d’Armide (I, 2, 3).
– Dans l’acte IV, sc 3 et 4 lorsque les chevaliers résistent à la séduction amoureuse de leurs anciennes maîtresses.
(Cf aussi au cours d’un récitatif, quand Armide évoque la gloire méprisée par Renaud : bimodalisme ut min/ut Mj, V, 1, éd Ballard, 1686, p. 213-215).
– SIB MJ => Tons associé à l’apparition des chevaliers : il est présent deux fois en symétrie (IV, 1 et V, 3). Il est lié à la volonté des chevaliers de sauver Renaud.

Le monde d’Armide

Sol min : les plaisirs profanes
II, 3, 4
III, 2
V, 1, 2, 4, 5
Fa maj : aspect maléfique
I, 1
III, 4
Mi min : Armide amoureuse
II, 5

– sol min => ton privilégié pour amour profane et les plaisirs. Voir les divertissements du II et Ve actes.
– FA Mj => la Haine, ton traditionnel des furies (cf Charpentier –« furieux et emporté » et encore Rameau). Voir aussi I, 1, l’évocation prémonitoire du songe d’Armide.
– mi min => n’intervient qu’une fois pour le monologue d’Armide (II, 5) : ton « féminin, amoureux et plaintif » (Charpentier) => svt employé pour les monologues amoureux des héroïnes féminines. Cf. Campra, Tancrède, Alcine, Stuck, Manto la féeVoir ma thèse p. 545-546.

3 – Les divertissements : unité et symétrie
– Les divertissements sont construits autour d’une certaine logique tonale : unité donnée par le ton. Accentue l’effet de pause par rapport au corps du drame plus mouvant et modulant.

– Permet au compositeur d’assurer plus de cohésion au drame et d’établir des effets de symétrie typiques de l’art Louis XIV. Elles font ici écho aux symétries du livret d’une manière efficace
– La construction binaire se retrouve dans l’emploi de 2 tons privilégiés : ut Mj et sol min qui acquièrent une symbolique propre à l’opéra. Le premier est attaché à l’évocation de la gloire alors que le second est celui des plaisirs et de l’amour profane.
– Ainsi les deux divertissements qui mettent en scène les démons sous « une agréable image » (Naïades, bergers, plaisirs et amants, II et V) utilisent-ils le ton de sol min. De même le ton d’Ut Mj du prologue (la Gloire et la Sagesse) se retrouve dans le IVe acte au moment où les chevaliers résistent aux les fantômes séduisants de leurs maîtresses et sortent victorieux de ce combat :

  Prologue I II III IV V
Divertissements Gloire et Sagesse Beauté et victoire d’Armide Amour profane (Renaud endormi) la Haine Tentation et victoire des Chevaliers Amour profane (Passacaille)
Tons Ut Mj Ut Mj puis ut m sol m/Sol Mj Fa Mj Ut Mj sol m
Construction Alternance Symétrie Symétrie Alternance Symétrie Symétrie

Tableau : tonalités des divertissements d’Armide.

– grâce à ces symétries, le divertissement consacré à la Haine prend un poids particulier : en Fa Maj, il ne reprend pas l’univers tonal des deux tons principaux d’ut MJ et de sol minOn pourrait même avancer que le ton de fa mj se comporte ici comme un axe de symétrie entre les différents divertissements qui utilisent eux les 2 principaux tons. C’est également le cas dans Persée avec au IIIe acte l’apparition des Gorgones en fa Mj : cf. LEGRAND, R., ibid, p. 10.. Il se fait donc remarquer par sa place au centre de l’œuvre et sa tonalité « infernale ». Il s’agit d’évoquer ici le pouvoir maléfique d’Armide de manière bcp plus directe que par les scènes de “magie blanche” (P. Beaussant{) du sommeil de Renaud (avec Nymphes et Bergers) ou de la Passacaille du Ve acte (les Plaisirs et les Amants).

– Cependant une certaine variété tonale vient rompre qque peu la monochromie des divertissements : le bimodalisme (actes I et II) ou encore dans le III, la scène 4 qui accueille le divt débute en ré min et propose le récit de la Haine dans de ce même ton (ici : ambiguïté divt/action : les 2 sont imbriqués), alors que le divt est en fa majeur.
– Même si Lully y emploie la technique du bimodalisme -technique française souvent présent dans les couples de danses (Menuet I et II par exemple)- celle-ci « ne vient pas bouleverser radicalement l’ambiance affectiveLEGRAND, R., ibid, p. 11 » et ne remet pas vraiment en cause les grands équilibres.

B – Composition des divertissements
– De même, la composition des divertissements fait l’objet de soins particuliers tjrs en relation avec l’action.
– Ils peuvent être conçus comme une pause tel celui du Ve acte qui célèbre l’amour profane ou au contraire intégrés complètement à l’action, comme celui du IV qui débute à la scène 1 et n’occupe qu’une partie de la scène suivante :

Scène 1 Air (instrumental)
Scène 2 Air de Lucinde
  Choeur
  Gavotte
  Canaries
  Récit d’Ubalde
  Choeur
  Air de Lucinde et choeur (reprise)
  Récitatif en dialogue des chevaliers et de Lucinde

Tableau : structure du divertissement (en italiques) de l’acte IV d’ArmideD’après l’éd de 1686. P. Herreweghe ne suit pas ce découpage et reprend le 1er air instrumental au lieu de l’air de Lucinde et du chœur pourtant indiqué dans la partition.

– Ils offrent deux types de construction : soit l’alternance de pièces variées comme dans le III, seul exemple, soit une construction symétrique et cohérente (I, II, IV et V) souvent assurée par la reprise de certaines pièces (danse ou chœur) comme dans le IV (tableau) ou le V (tableau). C’est cette organisation qui est majoritaire : elle donne une grande cohésion aux divertissements.

– Le III : seul divert. Où alternent les différentes pièces. Ce divert est particulier : La Haine. Il est mis en valeur par sa structure et son lien à l’acte (intervention d’un récitatif entre Armide et La Haine) => volonté de le distinguer des autres divert, il est au centre de l’opéra.

– Enfin l’écriture des danses joue son rôle. On distingue 2 types qui caractérisent fortement les divertissements : les danses libres (ou caractérisées) et les danses conventionnelles (sur un moule préexistant). Les 1ères mettent en valeur des moments plus dramatiques ou des personnages saisissants. Elles font appel à la pantomime (cf déjà dans le Ballet de Flore, l’enlèvement de Proserpine), comme l’apparition de la Haine dans le III : 2 danses qui s’intitulent « Air » (=. air instrumental). Aucune danse conventionnelle dans cet acte, ce qui accentue encore son profil particulier.
– (Voir aussi le II, les Bergers sans danses conventionnelles ?)
– Parmi les autres danses, on retrouve les modèles déjà utilisés par Lully et désormais traditionnels dans la tragédie : Menuet, Gavotte, marche, Sarabande, Canaries, Passacaille. Les plus fréquentes : menuet et gavotte. La Passacaille joue un rôle primordial dans le V et se présente comme un dvt chorégraphique de grande ampleur (voir plus loin).

C – Rôle expressif de l’orchestre
Présence de l’orchestre
– L’orchestre joue aussi un rôle dans la construction dramaturgique par sa présence ou son absence (basse continue seule) : ces alternances favorisent des changements de climat efficaces.
– C’est le cas des récits et airs accompagnés très fréquents dans Armide. Ils permettent de mettre en valeur des moments pathétiques ou plus tendus mais ne sont pas attachés à un personnage.
– Ils peuvent aussi s’apprécier à l’échelle d’un acte : le I comporte par ex une majorité de récit simple avec bc. Dans le V, l’orchestre n’apparaît que pour la Passacaille et le récit final d’Armide, encadrant les autres scènes en récit simple. L’orchestre met donc en valeur les moments forts : les Plaisirs et le désespoir d’Armide, i. e. son aspect humaine (séduction) et souffrant.
– Ou encore, ils ont simplement pour but de diversifier le matériau musical du récitatif comme dans la sc 3 de IV dans le dialogue entre les chevaliers où alternent récitatif simple et petits airs accompagnés.

L’orchestration : timbres et textures
– Textures, timbres, modes de jeu constituent une autre source de variété et d’expressivité. Il ne faut pas penser que l’orchestration de Lully est pauvre, même si bien des détails manquent dans la partition (cf les musiciens employés à la cour ou à l’opéra).
– Voir en particulier :
* l’emploi des textures en trio (2 vls et bc) qui s’opposent à la formation en quintette. –Dans le divertissement du IIe acte, scène 4 : un petit chœur de 2 dessus et une haute-contre est utilisé et propose une formation légère pour dépeindre les tentations de l’amour.
* Les timbres : alternance entre groupes instrumentaux comme dans la Passacaille (trio de flûtes et orchestre)
– Un des meilleurs ex : le fameux sommeil de Renaud avec les « sourdines »

Ex CD + partition

* orchestre à cordes à 5 parties et des « sourdines » demandées dans la partition (dans le CD, les cordes sont doublées par des flûtes selon l’usage à l’époque)
* dessin régulier de croches qui procède par degrés conjoints : figuralisme de fleuve qui coule (« Ce fleuve coule lentement ») et du murmure des eux => repris par la voix
* rythme ternaire lent et berceur : image du sommeil.
* traitement vocal syllabique, répétitions de phrases, ornements français
* l’orchestre nimbe le chant d’un halo sonore rêveur

=> un des modèles des sommeils français.
– L’emploi des sourdines se continue dans la sc 4, celle du divertissement => couleur particulière pour ce dernier ce qui contribue à le singulariser.

D – Le Ve acte : une construction élaborée
-Un des ex les meilleurs de l’art de Lully pour la dramaturgie
-Egalement : on y décèle la démarche personnelle du compositeur
Structure
-Il repose sur une construction symétrique et se comporte comme une tragédie dans la tragédie : il « est tout seul un opéra » (Lecerf, Comparaison…). Jeu de tension et détente.
-En son centre : la Passacaille qui joue un rôle de pivot (NB, rappel : elle est symétrique du sommeil de l’acte II)

Scène 1
Armide et Renaud
Adieu d’Armide à Renaud
Récitatif simple Ut m -> sol m
Scène 2
Divertissement
Passacaille : les Plaisirs et les Amants
Airs, chœurs et orchestre Sol m
Scène 3
Renaud et les chevaliers
Renaud renonce à Armide
Récitatif simple SIb Mj
Scène 4
Renaud, Armide et les chevaliers
Adieu de Renaud à Armide
Récitatif simple Sol m
Scène 5
Armide
Fureur et douleur d’Armide
Récitatif accompagné Sol m/SOL Mj

Tableau : Structure du Ve acte d’Armide

– La Passacaille : pivot entre les adieux des 2 personnages.
– Marque une pause avant que Renaud ne revienne à la vertu : un repos avant que tout ne bascule : période de détente.

– Tension tonale de l’acte : ut min pour la majorité de la sc 1 => Armide, agitée d’un mauvais pressentiment fait ses adieux à Renaud. Fin en sol min : remontée vers les plaisirs
– sol min lié au mode d’Armide et à ses tentations (les plaisirs). Culmine dans la Passacaille qui module peu.
– sib mj (les chevaliers) opère une remontée dynamique vers la victoire de Renaud.
– Les 2 dernières scènes reprennent le ton d’Armide et concluent sur le mode homonyme, symbole de la vengeance d’Armide : le parcours tonal n’est pas bouclé ni par rapport au début de l’acte ni par rapport au prologue (à la différence d’autres opérasCf Persée, R Legrand, ibid, p.{/fotnote}) et s’ouvre vers l’errance, l’inconnu.

La Passacaille
– Elle constitue le divertissement et sa cohésion est donnée par le motif de basse –traditionnel dans les passacailles- : un tétracorde descendant :

 

– Sur cet ostinato, Lully construit un mouvement de grande ampleur comprenant airs, chœurs et la passacaille elle-même (330 mesures !).
– Celle-ci encadre les 3 couplets chantés d’abord par un soliste et repris par le chœur. Les 2e et 3e couplets sont introduit par une ritournelle instrumentale. On reprend ensuite le 1er couplet (air-chœur), ce qui donne encore plus d’ampleur à la conclusion, construite également en symétrie.
– Deux grands blocs –alliant la danse et les voix- entourent ainsi le centre du divertissement :

Passacaille   orchestre/trio de flûtes
Couplet 1 air chœur Haute-contre+bc / chœur + orchestre
Ritournelle   orchestre/trio de flûtes
Couplet 2 air chœur Haute-contre+bc / chœur + orchestre
Ritournelle   orchestre/trio de flûtes
Couplet 3 air chœur Haute-contre+bc / chœur + orchestre
Couplet 1 air chœur  
Passacaille    
Couplet 1 air chœur  

Tableau : structure de la Passacaille de l’acte V d’Armide.

Ex Partition et CD
– Voir aussi le rôle de l’orchestre : alternance de textures et groupes instrumentaux, orch à 5 et trio de flûtes.
– L’écriture de la passacaille instrumentale : des variations sur basse contrainte, technique baroque. Organisées plutôt en paire de couplets
– Les variations portent sur

* le monnayage en valeurs brèves, les motifs rythmiques différents => technique du double
* les variations passant d’une partie à une autre (la basse par ex)
* le timbre et textures : variations en trio de flûtes
* harmonie : modulations (ut min) et chromatisme (2 paires de couplets) => mais peu exploités.

II – L’importance du personnage d’Armide
Si Lully a conçu son opéra selon les lois d’un organisation sonore variée et rigoureuse, il a également mis l’accent sur les personnages et notamment Armide qui, musicalement du moins, domine l’œuvre.
Une démarche lullyste, dans Armide, se caractérise par l’emploi de motifs rythmiques récurrents, les « motifs infernaux », attachés à l’évocation d’Armide ou de son univers (La Haine, les Enfers).

A – Motifs récurrents : les motifs infernaux
Leur retour assure la cohésion de l’œuvre tout en donnant des signaux aux spectateurs : le personnage d’Armide se trouve ainsi dessiné et caractérisé. Il est souvent annoncé par ces motifs.
Il s’agit d’un motif tourmenté et nerveux, fondé sur de rythmes pointés.
En voici un exemple caractéristique, tel qu’il apparaît dans le prélude (II,5) du fameux monologue :

 

Voir aussi dans le prélude de I, 1 au moment du « songe affreux » d’Armide.

Évocation des maléfices du personnage
– Un autre emploi du motif des démons est de révéler au spectateur ses attaches avec le monde du Mal (les Enfers).
– Par ex, La Haine, « accompagnée de Furies, de la Cruauté, de la Vengeance, de la Rage et des Passions qui dépendent de la Haine » => ces allégories symbolisent les pouvoirs et les méfaits de l’enchanteresse : Lully leur associe des rythmes infernaux, particulièrement présents dans le divertissement de l’acte III (sc 4)
– Mais les apparitions les plus spectaculaires sont sans doute celles de l’acte IV : Armide est absente de cet acte, mais présente grâce à ces motifs. C’est elle qui envoie les monstres (sc 1) et fait apparaître les fantômes des maîtresses des chevaliers. Ici la musique joue un rôle de partenaire à part entière : c’est à elle que revient d’évoquer les pouvoirs d’un personnage absent de la scène.

B – Les monologues
Mais ce n’est pas seulement par ces motifs qu’Armide domine l’opéra, c’est grâce aussi aux monologues que lui confie le compositeur (et le librettiste) : le personnage dès lors prend un autre dimension. De la magicienne, liée au monde infernal, Armide devient une héroïne tourmentée, déchirée par son amour irrépressible pour Renaud. De plus, le conflit haine/amour qui l’habite double celui de l’opéra, amour/gloire.

1 – Place et importance des monologues
L’opéra se signale, en effet, par la présence de monologues dramatiques à la facture très soignée, ce qui est le cas également dans Amadis et Roland. Leur répartition cpdt n’est pas fortuite : 4 pour Armide et un seul pour Renaud. Aucun autre personnage n’a de monologue dramatique.
– Celui de Renaud (voir ex ci-dessus) est d’ailleurs plus proche de la facture de l’air que des monologues en récitatif attribués à Armide. De plus son relief dramatique est moins fort : il décrit l’assoupissement du chevalier, alors que ceux d’Armide font place aux tourments ou aux fureurs de la magicienne et sont bcp plus pathétiques.
– Pour renforcer cet effet : présence de 2 monologues accompagnés qui sont les plus spectaculaires. En voici la répartition :

Monologues d’Armide II, 5,
basse continue
AB
Armide tombe amoureuse de Renaud
monologue de Renaud II, 3,
accompagné
Forme libre (5 phrases)
Renaud s’endort près d’une rivière
  III, 1,
basse continue
ABA
Armide se reproche son amour
   
  III, 3,
accompagné
ABA
Armide invoque La Haine pour tenter d’oublier Renaud
   
  V, 5
accompagné
AB avec changements de vitesse
Armide se désespère du départ de Renaud.
   

– Les monologues sont placés au moments clés du drame : ils sont envisagés comme des climax. Dans le II, Armide tombe amoureuse : c’est le nœud qui se forme.
– Dans le III, les 2 monologues décrivent une héroïne tourmentée et font place au conflit entre amour et haine.
– Enfin c’est à Armide de conclure à l’acte V dans un monologue particulièrement pathétique avec des changements de vitesse et une écriture vocale discontinue et saccadée (grands intervalles) dans la dernière partie => le drame se clôt sur les souffrances d’Armide et non sur une fête célébrant la victoire de Renaud, comme dans le Ballet de la délivrance de Renaud.
– Il existe une progression : les 2 premiers sont simples avec bc, le 2 derniers sont accompagnés.

C – Une rhétorique expressive : le monologue du IIe acte
Mais ce n’est pas slt par leur fonction dramaturgique que les monologues prennent autant d’importance, c’est aussi par leur écriture.
– Ici : le sommet du grand art lullyste du récitatif, fleuron de l’opéra français
– Un ex : le monologue de l’acte II, 5, le plus populaire sans doute du compositeur.
– Forme
A : récitatif (moment du plus grand trouble)
B : ritournelle d’orchestre et air, sur la même musique et de forme binaire (petit air). Armide amoureuse.

– L’écriture repose sur 2 aspects complémentaires : épouser le plus étroitement possible la déclamation poétique et musicale et exprimer les affects véhiculés par le texte.

1 – La déclamation
– Elle repose principalement sur une métrique fluctuante : les changements de mesure. Leur rôle ?
– Épouser plus étroitement la structure du poème et de guider la déclamation chantée.
=> c’est-à-dire faciliter la compréhension du texte, le « proférer » sur scène.
– Les textes employés à l’opéra sont le plus souvent de structure hétérométrique (composés de vers de différentes longueurs) : cf début du monologue d’Armide, II, 5.
=> 8 – 12 – 12 – 10 syllabes (cf ex. sur partition)

 

 

-Les accents : chaque vers porte un ou plusieurs accents. Ils sont donc distribués de manière irrégulière.
-Dans la déclamation chantée et parlée : existence d’accents. Ils sont liés à la prononciation particulière de la langue française et à la déclamation de l’époque.
-Ils sont de deux sortes :

* accent fixe
* accent expressif ou mobile

Accent fixe
– Le premier est fixe et dépend de la longueur du vers.
– Les petits vers n’en comportent qu’un seul, toujours à la finale, alors que les grands vers en possèdent deux, un à la finale et l’autre à l’intérieur même du vers (à l’hémistiche pour l’alexandrin par exemple).
– Voir ex Récitatif d’Armide sur les morts « puissance » (octosyllabe), « ennemi » (hémistiche) et « vainqueur » (fin de l’alexandrin).

Accent expressif
– Le deuxième type d’accent, l’accent expressif ou accent mobile, revient au musicien et l’autorise à mettre en valeur certains mots.
– Les accents tombent principalement sur les temps forts (exemple 1), tout en utilisant également d’autres procédés : rythmiques (valeur longue), mélodiques (intervalle disjoint ou expressif) ou harmoniques (dans la basse continue).
– Ex monologue : voir les mots « Enfin » : 1er temps + valeur longue ; « charme » : changement d’harmonie + temps fort + valeur longue = accent expressif aussi important que celui de l’hémistiche (« sommeil »)
– Les changements de mesure facilitent dès lors la tâche du compositeur : ils lui permettent de distribuer tous ces accents qu’ils soient obligatoires ou expressifs.

Souplesse de la déclamation
– Mais la déclamation n’est pas systématique : souplesse donnée par Lully lorsqu’il estompe l’effet de certains accents de vers
– Ex : « Par lui (accent expressif important) tous mes captifs (accent de l’hémistiche qui est sur une valeur brève sans chgt d’harmonie mais sur temps fort) sont sortis d’esclavage (accent long) ».

Rôle de la barre de mesure
– La barre de mesure, dès lors, n’a pas forcément le même rôle que dans un air : elle signale l’accentuation du texte plutôt que le retour régulier des temps forts, d’autant que le récitatif -sauf indication contraire- n’est pas mesuré.
– Le schéma métrique épouse ainsi le schéma poétique et guide la déclamation de l’interprète.
– les barres de mesure sont inaudibles : « l’auditeur est d’ordinaire inconscient des positions des barres de mesure.ROSOW, Loïs, « Récitatif », Dictionnaire de la musique française…, op. cit., p. 603.»

Des valeurs rythmiques variées
– De plus les changements de mesure permettent de manipuler des valeurs rythmiques variées : elles restituent un débit flexible qui imite l’irrégularité des rythmes parlés.
– Notent la vitesse du débit (ex « Ce fatal ennemi »)
– Épousent la quantité des syllabes (pb complexe à ne pas détailler) : syllabes brèves ou longues selon les règles de l’époque.

Le e muet
– Une autre particularité du poème français est constituée par l’alternance de finales masculines et féminines. Ces dernières comportent le fameux e muet si délicat à manipuler.
– Selon les règles de déclamation, l’accent porte sur la finale masculine et, pour la finale féminine, sur l’avant-dernière syllabe.
– Toutefois, si le e muet n’est pas accentué, il doit se chanter. Il est donc mis en musique avec de multiples précautions : la plupart du temps sur une valeur rythmique courte et sur la même hauteur que la syllabe pénultième
– Ex monologue « puissance » et « vengeance »

2 – L’expression du texte
Ici, il est nécessaire de prendre en compte la célèbre analyse de ce monologue par RameauObservations sur notre instinct pour la musique et son principe, Paris, 1754, op. cit., p. 174-.
Travail sur la rhétorique et l’expression déjà à l’œuvre dans la « Plainte de Vénus » du Ballet de Fore.

a – les courbes mélodiques :

* ascendantes pour la puissance, rage
* culmine sur le sol pour le mot « vainqueur »
* descendante pour le trouble

– voir particulièrement les mes 16-22 : alternance de mvts ascendants et descendants qui imitent le trouble de l’héroïne.

b – Les silences
-particulièrement expressifs au moment où Armide s’aperçoit qu’elle est amoureuse de Renaud (« Quel trouble me saisit ?… »)

c – Les ornements
-bien que discrets (cf. le style de Lully qui se défait de l’ornementation du double pour ne pas surcharger la partie vocale et laisser une place de choix au texte), ils viennent renforcer certains mots comme « puissance ».
-cf Rameau:
« Le trille fait beauté dans notre musique, surtout dans le cas présent, où il ajoute de la force au mot puissance […] Armide s’applaudit ici d’avoir Renaud en sa puissance, et pour y exprimer son triomphe, rien n’est mieux imaginé que le trille qu’elle emploie semblable à celui des trompettes dans les chants de victoire.Ibid., p. 174. »

d – Le rôle expressif de l’harmonie
-Dans l’analyse de Rameau, ce qui est expressif ce sont les changements de tons qui s’apprécient à partir du ton de départ. Il donne donc un éclairage bcp plus subtil que les correspondances entre passion et tonalité.
-Il faut donc prendre en compte tous les emprunts et modulations.
-Le système est fondé sur le cycle des quintes et donc le passage vers le ton de la V, ou un ton avec plus de # (montée = > force, puissance, joie) ou vers le ton de la IV ou un tons avec b (descente => tristesse, deuil, repos, etc).
-L’emploi du ton de la sous-dominante est exemplaire : en majeur ou en mineur, il exprime la « mollesse »Ibid, p. 168.
–De même le passage entre majeur et mineur

Ex les 1ers vers :

« Enfin il est en ma puissance » Mi min : ton de départ
« ce superbe vainqueur » Sol mj (montée vers le ton de V) : admiration d’Armide
« Le charme du sommeil » La min (descente vers le ton de IV) : mollesse
«le livre à ma vengeance » dominante de mi min « où la force se redouble »
« son invincible cœur » Mi min : retour à la tonique pour la cadence

– Voir aussi les vers « qui peut m’arrêter ? Achevons… ». Plan donné par Rameau :

Frappons… Ton de départ mi min
Achevons… Énergie (vengeance) V de sol Mj – sol mj
Je frémis… Faiblesse (amour) Do mj
Vengeons nous… énergie V de ré mj – ré mj
Je soupire… faiblesse Sol mj

Le « pouvoir » du compositeur
– De plus la structure harmonique se superpose à la structure poétique pour en compléter le sens ou, plutôt, lui en donner un nouveau.
– Sur les mots « vengeance » (mes 6), Lully donne un accord de V de mi min. Rameau : cette dominante « choisie pour le repos, […] fait souhaiter un nouveau repos sur la tonique qui doit la suivre. De sorte qu’on sent par là qu’Armide a encore quelque chose à dire, lorsque cependant le sens qui finit avec le vers n’en donne aucun soupçon.Ibid, p. 178.»
– Lully efface donc la disposition versifiée au profit d’un nouveau sens amené par la musique : l’urgence de la vengeance qui contraste plus loin avec les hésitations d’Armide.
– Dans ce cas, la prosodie suit le schéma harmonique : les 2 vers cités s’enchaînent en raison du court silence (quart de soupir).
– Rameau très préoccupé de défendre le rôle de l’harmonie : il faut aussi rajouter l’écriture prosodique et mélodique.

– On peut faire la même remarque lorsque l’harmonie ne change pas : dans les 1ers vers, l’absence de cadence et le ton de mi min sans changement donne la liaison aux 2 premiers vers ; toute l’attention se porte sur les mots « ce superbe vainqueur » qui éclatent en sol maj sur un « repos absolu ». Rameau explique qu’ici, ce ne sont pas les méfaits de Renaud qui importent à Armide, mais le mépris qu’il a de sa beauté et de ses charmes :
« ce n’est point ce fatal ennemi qui l’occupe, non plus que ses captifs délivrés […], ce n’est que le mépris de Renaud pour ses charmes qui blesse son orgueil.Ibid, p. 177. »

Le récitatif lullyste :
– Lully met en place un récitatif français avec un souci de la prosodie, de la déclamation et du détail expressif du texte. Il donne ainsi autant d’importance à la compréhension du texte qu’au pouvoir de la musique.
– chaque détail musical doit donc être pris en compte car il correspond à une signification dramatique ou un aspect du texte.
– De plus, la musique surajoute ses propres structures, met en avant les mots ou expressions choisis par le compositeur : elle joue son propre rôle. Elle n’est pas toujours la « servante » du texte : elle devient une composante à part entière de la tragédie, en particulier dans le récitatif.

CONCLUSION

1 – l’art de Lully dramaturge
– La cohésion dont il fait preuve dans Armide, par le retour de motifs, par les symétries internes ou par l’unité du divertissement du Ve acte, renforcent sûrement la portée de l’œuvre. C’est pourquoi celle-ci a pu plaire aussi bien au roi -sa célébration y est évidente- qu’à un public nombreux et hétérogène attaché en France à l’expression du texte tout autant qu’à un spectacle varié, constitué de scènes pathétiques mais aussi de chœurs et de danses galants.
– les divertissements : leur place dans la dramaturgie et leur élaboration complexe en font de véritables tableaux musicaux qui respecte le goût de Français pour la danse.

2 – Le détournement de la célébration royale
– L’importance d’Armide qui se présente comme une figure profondément humaine : son aspect infernal et maléfique a été détourné.
– Si la volonté de départ a été de célébrer la victoire de la gloire sur l’amour, donc la victoire du corps immortel du roi sur son corps mortel, le traitement musical de Lully déplace cette vision du drame. Le compositeur donne, en effet, donne au personnage d’Armide une dimension de premier plan à la fois dans l’expression -voir ses monologues, moments les plus dramatiques- et dans la séduction -dans les divertissements du II et Ve acte.

a – les monologues dramatiques de l’héroïne qui dessinent un personnage profondément émouvant capable de toucher le public dans leur fonction dramaturgique et dans leur écriture (le récitatif).
-A ce propos : le récitatif est le fleuron de l’opéra français, une grande différence avec l’opéra italien => véhicule des moments les plus pathétiques.

b – Les divertissements :
-Notons que tous les divertissements sont rattachés aux pouvoirs d’Armide.
-Le dernier acte, en particulier, est exemplaire : la Passacaille y déploie toute sa séduction sonore et la virtuosité d’écriture dont fait preuve Lully. Ici, comme dans d’autres, le divertissement est plus charmeur que contempteur et renforce l’attrait pour l’héroïne et son monde.

On peut se demander si, finalement, c’est la passion dévorante d’Armide qui a touché le spectateur plus que le combat du pieux Renaud, figure officielle d’une propagande obligée.
On en veut pour preuve la réception des opéras de Lully au XVIIIe : Thésée, Roland, Armide le modèle avec son monologue encore défendu par Rameau au moment de la Querelle des Bouffons.
Les réactions du public rapportées par Lecerf : le public est frappé par le Ve acte et cette fin tragique qui le laisse rêveur plus encore que le combat de Renaud (Comparaison…, t. I, II, pp. 16-17). De même, pour le monologue du IIe acte : « Lorsqu’Armide s’anime à poignarder Renaud, j’ai vu vingt fois tout le monde saisi de frayeur, ne soufflant pas, demeurer immobile, l’âme tout entière dans les oreilles et les yeux. » (Comparaison…, II, p. 329-330).
La vision de Lully déplace donc la célébration royale et fait d’Armide un drame profondément humain, capable d’émouvoir le public du XVIIe comme celui du XXIe siècle.