Création de la tragédie en musique

La carrière de Lully

– 1653-1661 : débuts

* débuts de la carrière à la cour
* « compositeur de la musique instrumentale » (1653)
* contribue aux ballets et opéras italiens

– 1661-1673 : 1ère période

* carrière de compositeur de scène : ballets, comédie-ballets
* surintendant de la musique (1661)
* collaboration avec Molière (1661-72)

– 1673-1687 : 2ème période

* privilège de l’opéra
* tragédies en musique
* collaboration avec Philippe Quinault

Tableau : carrière de Lully

Plan du cours
I – L’opéra italien en France et le règne lullyste
II – Création de l’ARM et privilège de Lully
III – La tragédie en musique

Introduction
– Évolution du règne : une genre plus noble qui continue cependant à célébrer le prince. Les instigateurs : Louis XIV, mais aussi Colbert et la Petite Académie (sans oublier Lully).
– La problématique : l’opéra français doit continuer à célébrer le roi et correspondre en même temps aux goûts du public français. L’ouverture de l’ARM permet à un public plus nombreux de profiter des spectacles : la ville bénéficie plus régulièrement des divertissements. Un nouvelle donne que Lully maîtrise parfaitement.
Il faut donc que l’opéra agisse sur 2 plans : celui du politique et de l’esthétique musicale. Présenter un miroir flatteur du pouvoir tout en créant un genre accepté par les Français.

1 – Célébrer le roi
– Continuer à célébrer le roi : dans le prologue (tradition de l’encomium héritée du ballet et de la comédie-ballet) mais également de manière plus symbolique dans la tragédie elle-même.

2 – Correspondre aux goûts du public français
– Ouverture de l’Opéra : l’ARM à Paris, une salle d’opéra pour le public parisien.
– Il faut donc tenir compte désormais de la réception des spectacles : le roi (et la cour) ne sont pas les seuls à apprécier. Le public de la ville est amené à jouer un certain rôle.
a – Plaire au public français : aux nobles (leur système de valeur), aux bourgeois et au peuple de Paris (leçons morales et le merveilleux du spectacles)cf COUVREUR, Manuel, Écriture et dramaturgie au service du prince, op. cit., p. 395.. Il doit emporter « l’approbation de tous les gens de France, d’un rang entre la princesse et la cuisinière » (Lecerf, Comparaison…).
– Importance de la danse, des machines, du merveilleux hérités du ballet de cour.

b – Inscrire la tragédie dans la scène théâtrale et l’esthétique française
– Musique : Créer un opéra français, comme l’Italie avait son opéra, mais un genre national et qui correspond au “génie” français : importance de la mise en musique du texte, l’invention du récitatif (ce qui manquait dans le Ballet).
– Le modèle littéraire, celui de la tragédie (Corneille, Racine), pèse également de tout son poids : la tragédie en musique devait en tenir compte.

3 – Spécificité d’un genre français
– On voit donc que le pouvoir a favorisé la création d’un genre français d’opéra : le rôle de Louis XIV est de 1er plan. Son appui pour la création d’un opéra français a bcp fait pour la popularité du genre.
– Un genre appelé à régner jusqu’à la fin du XVIIIe et qui sert de modèle après la mort de Lully en France. On note également son influence sur des compositeurs étrangers comme Haendel.

– Mais le pouvoir ne fait pas tout : c’est grâce au génie de Lully que l’opéra français est né.
Pour cela, il s’est appuyé sur la tradition française et a pratiquement écarté les modèles venus d’outre-monts.

I – L’opéra italien en France et le règne lullyste

A – Mazarin et l’implantation de l’opéra italien
– En effet, Lully après 1661 (période où n’apparaissent plus les scènes italiennes dans le ballet), devient de plus en plus français et, malgré quelques traces d’influences, évacue l’opéra italien de France.
– Avant Lully, sous le règne du cardinal Mazarin (d’origine italienne) des tentatives avaient été menées pour imposer le spectacle italien, le seul capable, selon le prélat, de représenter le prestige de la cour de France.

– Les chanteurs sont appelés par le cardinal, notamment des castrats. Ils viennent de Rome (la célèbre Anna Bergerotti, interprète dans les 1ers ballets de cour de Lully), de Venise, de Florence ou de Toscane (Atto Melani, un castrat qui est aussi un agent diplomatique de Mazarin et de L XIV).
– En raison des coûts importants qu’occasionnaient ces déplacements, Mazarin tente de créer une troupe stable de chanteurs italiens au sein du Cabinet du Roi en 1654.

– Les spectacles représentés avec plus ou moins de succès : Rossi et Cavalli

* Orfeo de Rossi en 1647
* Xerse de Cavalli en 1660 (reprise d’une création italienne)
* Ercole amante de Cavalli en 1662

– En 1660, la paix étant revenue, Cavalli se laisse persuader par Mazarin de représenter à Paris un opéra (Ercole amante) avec des machines de Vigarani pour célébrer le mariage de louis XIV.

– En fait c’est Xerse qui est donné, dans un théâtre de fortune au Louvre. Les actes sont entrecoupés d’entrées de ballet fournis par Lully.

– 1662 : représentation d’Ercole amante de Cavalli, spectacle emblématique :

* avec des ballets de Lully (le roi et la reine y dansent) : concession au goût français. Un chroniqueur qualifie le spectacle de « ballet royal »Gazette de France, 1662, cité in LA GORCE, Lully, op. cit, p. 464. Le finale est conçu comme celui d’un ballet de cour. Le roi a été satisfait du spectacle : les danses de Lully y ont été appréciées et ont fait oublier l’opéra lui-même.
* mais celui-ci connaît l’échec. On peut l’expliquer en partie par la représentation désastreuse due à la mauvaise acoustique de la salle (salle des Machines aux Tuileries) et aux bruits des machines qui pesaient très lourd.

– L’opéra italien ne s’implante pas.

B – Les raisons d’une résistance à l’opéra italien

1 – Raisons politiques
a – Mazarin est détesté des princes et des grands (Frondeurs et parlementaires s’opposent à un personnage protégeant le pouvoir royal). Également impopulaire dans l’opinion.
– Mazarin est ridiculisé pour ses prétentions et son goût des dépenses pour l’opéra.
b – Après la mort de Mazarin
– Volonté politique (de la part de Colbert) de s’appuyer sur les forces et les talents de la nation : création d’un art français. A mettre en parallèle avec le refus du projet du Bernin pour la façade du Louvre (Louis Le Vau et Claude Perrault sont les architectes choisis).

Les musiciens italiens sont licenciés entre 1662 et 1664 (date de départ probable de la Bergerotti).

– Le roi entretient cpdt des relations ambiguës avec l’art italien : s’il l’apprécie (sous le règne de Mazarin ou encore lorsqu’il fait jouer des musiciens italiens à la Cour), il laissera s’imposer l’élaboration d’un style national. Il ne protège pas totalement les musiciens les plus ouverts aux influences ultramontaines, comme Charpentier et Campra.

2 – Raisons esthétiques
a – Le goût du public est choqué par des traits de l’opéra italien

* opéra chanté en langue étrangère, non compréhensible (importance du texte et de la langue).
* timbres des castrats et les rôles de travesti : aspect “anti-naturel”
Ex Xerse de Cavalli (1660) : 1 castrat tient le rôle de l’héroïne et 1 autre celui du roi Xerse

b – Ses préférences

* le genre littéraire garde la prééminence : on ne peut admettre qu’une pièce de théâtre soit entièrement chantée. C’est la déclamation parlée qui est le meilleur véhicule des passions (cf. Grimarest, Traité du récitatif, 1707)
* la compréhension du texte est primordiale : rationalité de l’esprit français.
* goût pour les ballets. Les ballets écrits par Lully pour Ercole amante (1662) remporte un grand succès et sont admirés, à l’encontre de l’œuvre de Cavalli
* cf Loret chroniqueur de la cour, consacre en 1660, 400 lignes au ballets de Lully et seulement 4 à l’opéra de Xerse !
* l’air de cour avec luth est préféré aux airs italiens

c – Reste une influence italienne :
– les décors et les machines (goût déjà présent dans le Ballet).
– 2 artistes italiens sont admirés du public

* Torelli (1608-78), travaille à Venise puis à Paris où il est appelé par Mazarin (Orfeo de Rossi). Surnommé le “grand sorcier”
* Charles Vigarani (1625-1713), Modène puis à la cour de France où il est appelé également par Mazarin pour les fêtes du mariage de Louis XIV (1660). Brillante carrière à la cour ensuite. Tendance au majestueux, et de la grandeur typiquement Louis XIV (moins novateur que Torelli).

Art français et art italien
I – Maintien du goût français
– Il reste relativement homogène durant le XVIIe, malgré la présence de l’art italien
– Il entretient des relations contradictoires avec le baroque italien : intègre le sens du théâtre avec des exigences de rationalité

II – Prise de conscience de 2 styles nationaux
1 – Au cours du XVIIe cette prise de conscience ne s’accompagne pas encore de querelles
– Parmi les 1ers écrits non polémiques

* Mersenne
* Maugars (Violiste frçs de 1ère moitié du XVIIe et interprète de langue anglaise pour Richelieu ; 1638: se rend à Rome ; 1639 écrit la Response faite à un curieux sur le sentiment de la musique d’Italie)

– Après 1661, le goût français s’impose pour des raisons politiques et esthétiques. Lully est un des artisans de ce « repli » national.
– Cependant la présence de l’opéra italien sur le sol français a laissé l’idée d’un spectacle lyrique entièrement chanté. Beaucoup d’esprits et de volontés militent pour un opéra spécifiquement français capable d’assurer la glorification du règne tout en divertissant le public. Lully en sera le créateur mais aussi le seul instigateur grâce à la création de l’ARM et au privilège accordé par le roi : il exerce sur l’opéra un pouvoir quasi absolu.

II – L’Académie Royale de Musique

A – Création de l’ARM
1 – Perrin et Cambert
– Fondé à l’instigation de Colbert en 1669. L’Académie de Musique était en fait un opéra avec une salle, une troupe et une administration.
– Elle a pour but de représenter des opéras en français
– Premier directeur : Pierre Perrin, un poète, nommé en 1669. Collabore avec Robert Cambert pour la création de pièces de théâtre entièrement chantées (Pomone, pastorale, 1671)
– Emprisonné pour dettes, Perrin cède son poste et son privilège à Lully en 1672. L’Académie devient Académie Royale de Musique.

2 – Lully et le privilège
– Son directeur n’est pas rémunéré mais jouit d’un « privilège » accordé par le roi : empêchant toute concurrence, il permet d’avoir la main mise sur la création lyrique en France. C’est un quasi monopole.
– L’institution ne jouit d’aucunes subventions et ne vit, au début, que de ses recettes (contrairement aux Comédiens Français). C’est pourquoi les entrées sont payantes.
– Lully exerce son privilège de façon draconienne : il fait défense de représenter des spectacles à plus de 2 chanteurs et 6 instrumentistes, sauf à la Cour. Cpdt pour des raisons financières, il cède ses droits à l’opéra de Marseille en 1684 dont l’éloignement de la capitale empêchait de lui porter ombrage.

B – La salle
1671 : salle du Jeu de Paume de la Bouteille, rue Mazarine
1672 : Lully s’installe au Jeu de Paume du Béquet, rue de Vaugirard
1673 : Lully reprend la salle du Palais-Royal en délogeant les comédiens français encore endeuillés par la mort de Molière (en 1673). A cause des travaux, le théâtre ouvre début 1674.

1 – La disposition et les publics

Cf Document

– Mélange des publics : un public populaire et un plus fortuné à des places bien déterminées.
a – Les places pour les « gens de distinction »

* 2 rangs de loges
* en haut du parterre : un amphithéâtre avec des bancs pour un public fortuné qui côtoie ainsi une partie plus populaire
* Des loges sont installées sur la scène et sont très onéreuses (pour le Dauphin et les Grands)

b – Le public populaire : en haut et en bas

* le parterre (places debout) : public de condition modeste. Ils sont installés par degrés sur des sortes de marches
* amphithéâtre ou « paradis » (3e étage) : pour le public populaire avec 3 rangées de bancs. Liberté de s’installer et de circuler comme on l’entend.

2 – Le public populaire

* importance de son rôle dans la réception d’un ouvrage
* public varié et parfois agité:

– Du temps de Lully, disputes qui éclataient au paradis : des spectateurs s’arrachèrent leur perruque et coiffure et les jetèrent dans le parterre, le tout accompagné de « cris et de sifflets qui firent un bruit épouvantableLA GORCE, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, op. cit., p. 86. ».
– J.-C. Nemeitz, Séjour à Paris, 1727 : « Quand on est au parterre de la comédie ou de l’opéra, qu’on se garde bien de siffler quelque acteur ou de battre des mains pour se moquer de lui […]. On a des exemples que ces sortes d’insolents ont été enlevez par la garde au milieu du parterre pour avoir fait du bruit sur des petitesses ».

3 – Décors et machines
a – Toiles

* Des châssis masquent les coulisses. La plupart glissent latéralement, certains pouvaient pivoter sur eux-mêmes.
* Dans le fond : toile de fond et devant, la toile « principale »

b – Les machines

* Des « gloires » descendent des cintres
* Les changements, grâce aux machines, se font au coup de sifflet et « à vue » c’est-à-dire en une seule fois. Des symphonies sont prévues pour couvrir le bruit.

– Éclairage : 50 lampes de zinc avec 5 bougies chacune. La salle est dans le noir, le rideau se lève au début et ne retombe pas. La fumée pouvait incommoder les chanteurs.

Doc : coupe du théâtre du Palais Royal

4 – La troupe

* Chanteurs solistes (“petit chœur”) et chœur (“grand chœur”)
* développement du vedettariat : certains chanteurs sont adulés du public mais pas autant qu’en Italie où ils se comportent presque comme des tyrans.
* Orchestre : continuo riche. Le noyau: les cordes avec htbs, fls (à bec puis tr), basson et parfois tr et timbales. Division également en petit chœur et grand chœur.

C – Le roi et l’ARM
1 – L’appui du roi
– Le roi soutient la création du genre : il assiste aux répétitions (Alceste en 1673) et aux représentations. Sa présence, au début, fait beaucoup pour l’acceptation du nouveau genre lyrique.
– Il apprécie la démarche de son Surintendant : il déclare à propos de Persée en 1682 « qu’il n’avait point vu de pièces dont la musique fût plus également belle partout que celle de cet opéra.Cité in LA GORCE, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, op. cit., p. 71. »
– La Couronne finance les répétitions ; le roi offre les décors, les machines et sans doute les costumes des représentations exécutées à la Cour. Il s’agit de subventions plus ou moins directes.
– Les créations ont lieu à Saint-Germain, Versailles et Fontainebleau. Jusqu’en 1685, les opéras sont créés à la cour et repris à Paris => période la plus heureuse pour Lully.
– À Paris, le roi désire un divertissement de qualité pour son peuple à des fins artistiques et politiques (propagande royale) : « Les peuples se plaisent au spectacle, et au fond on a toujours pour but de leur plaire, et tous nos sujets, en général, sont ravis de voir que nous aimons ce qu’ils aiment […]. Par là, nous tenons leur esprit et leur cœur plus fortement peut-être que par les récompenses et les bienfaits. » Mémoires de L XIVCité in L’ABCdaire des Rois de France, op. cit., p. 44..

2 – Le retrait
– À partir de 1685, le compositeur connaît une disgrâce.
– Il est évident que la conduite de Lully a amené à une certaine désaffection de la part du roi. En 1686, Armide, créée à Paris, ne fut pas représentée à la cour. Fin 1686, L XIV demande même à Lully de quitter la salle du Palais Royal. Sa mort arrête le projet de déménagement.
– Mais d’autres raisons existent : le roi, sous l’influence de Mme Maintenon, se détourne de spectacles jugés trop profanes et frivoles pour un roi chrétien« Je voudrais de tout mon cœur mener une vie moins dissipée que la mienne. […] Il est ce me semble honteux d’être [à l’Opéra] quand on a près de quarante ans et que l’on est chrétienne. ». Mme de Maintenon, Correspondance générale, cité in LA GORCE, Lully, p. 308.. En 1685, l’opéra n’est plus représenté qu’une fois par semaine au lieu de 3, selon le marquis de Sourches. À partir de 1704, il n’y a plus de répétitions ni de représentations d’opéras à la Cour (le roi écoute des extraits en privé). Ceux qui sont représentés avant ne retrouvent pas « l’éclat du temps de LullyLA GORCE, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, op. cit., p. 107. ».
– Mme de Maintenon partage la position du parti des dévots : Bossuet et une partie du clergé juge l’opéra trop peu moral car il incite aux sentiments les moins chrétiens.

L’évêque reproche aux airs de Lully d’ « insinuer les passions les plus décevantes en les rendant les plus agréables et les plus vives que l’on peut.Cité in LA GORCE, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, p. 73. ». Notamment l’éloge de la jeunesse et de l’amour, même s’il est dénoncé par le sujet de la tragédie (voir Armide par ex).

Conclusion
– l’opéra est soutenu par le pouvoir et le roi qui a sûrement contribué à l’imposer, ce qui n’était pas évident en France.
– Il correspond à une évolution dans la célébration royale qui se reflète désormais dans ce nouveau genre.
– La nature des spectacles a donc profondément changé, même si le ballets existent encore à la cour : il existe plusieurs modes de glorification du règne.
– Avec l’ARM, Paris devient également un pôle artistique : il s’agit d’un premier théâtre public à Paris où les parisiens (couches sociales mélangées) peuvent entendre la tragédie en musique. Son goût va désormais compter.
– En effet, au moment où le roi se détourne de Lully, Armide, un de ses derniers opéras, connaît un grand succès parisien : la cour n’impose plus à elle seule le ton et la mode.

III-La tragédie en musique
Célébrer le roi et s’inscrire dans l’esthétique française.

A-Célébrer le roi
La célébration royale est transposée : elle glisse de l’incarnation physique ou d’un plan « réaliste » (le roi apparaît en Soleil) au plan métaphorique (Renaud lutte pour la gloire chrétienne). Cpdt elle reste présente dans une section : le prologue.

1-Les prologues et l’encomium.
-Lieu privilégié de la louange : Quinault fait de L XIV le « personnage principal de ses prologuesCOUVREUR, Manuel, Écriture et dramaturgie au service du prince, op. cit., p. 325.». Cf Thésée où l’action se déroule devant le château de Versailles.
-La louange se fait de manière ouverte comme dans le prologue de Médée de Charpentier (1693, livret de Thomas Corneille, frère de Pierre Corneille)« Louis est triomphant, tout cède à sa puissance, / La Victoire en tous lieux fait reverer ses loix. » (Livret, Prologue, CD Médée, Harmonia mundi, p. 36). qui comporte une adresse directe au roi, ou plus discrète comme souvent chez Quinault. Il suggère par allusions indirectes. Voir le prologue d’Armide où la Gloire et la Sagesse se disputent le cœur de « l’auguste héros » : allusion claire au roi. « C’est à lui qu’il est réservé/D’unir la Sagesse et la Gloire. »
-Les termes de « héros » et « vainqueur » facilitent l’identification des personnages de la tragédie avec le roi (Thésée ou Renaud)
-Mais le prologue a souvent un 2e rôle, celui d’annoncer la tragédie : annoncer soit son action soit les thèmes qu’elle traite.

2-La fonction dramaturgique du prologue
-Pour M Couvreur, Quinault conçoit le prologue « comme un sorte de vestibule qui annonce l’édifice tout entierÉcriture et dramaturgie au service du prince, op. cit., p. 326.».
-Il peut être lié au drame par plusieurs éléments

*le décor : 2 palais dans Thésée
*les personnages et les situations : Mars apporte la paix dans le prologue de Thésée et Minerve dans le Ve acte.
* ses thèmes : les liens les plus courants. Dualité guerre/paix dans Thésée qui est reprise dans le drame et s’étoffe d’une dualité jalousie/amour. Dans Armide, les allégories de la Victoire et de la Sagesse, rivalisant dans le cœur du héros qui a su vaincre les faiblesses de l’amour, préfigurent les thèmes de la tragédie : la lutte et la victoire de Renaud contre l’amour profane.

-Enfin, dans le prologue, un personnage peut annoncer le sujet du drame lui-même : cf Armide où la Sagesse invite les personnages à suivre le combat de Renaud. « Nous y verrons Renaud, malgré la volupté,/Suivre un conseil fidèle et sage. »
-Le prologue se comporte donc comme une sorte de « préface » et ne doit pas être vu comme un élément sans rapport avec le drameC’est le cas de R J Anthony, La Musique en France à l’époque baroque, op. cit., p. 102..
-De plus la structure musicale tend à lier prologue et tragédie. À cet égard, l’ouverture est de toute importance : elle est jouée au début puis reprise avant le Ier acte, avec un effet de continuité sonore. Elle est donc « la charnière entre le monde réel du prologue et la transposition métaphorique de celui-ci dans la tragédie proprement diteIbid, p. 332. ».

3 – Le double corps du roi : notion fondamentale
– Si le prologue reste assez « réel » dans sa célébration (portrait du roi, allusions à sa personne), celle-ci, dans le corps de la tragédie procède par glissement métaphorique ou symbolique.
Ex d’Armide : combat entre gloire et amour profane
– Elle s’appuie en fait sur une conception du XVIIe qui est fondamentale : celle du double corps du roi. (voir Sermon de Bossuet).
– Le roi possède un corps mortel comme les autres hommes et également un corps immortel qui se survit dans la dynastie. La nature du souverain est donc ambiguë.
– C’est pourquoi le roi est-il le représentant de Dieu sur terre (« le lieutenant de Dieu ») : il possède un double corps comme le Christ.
– Les deux corps entrent en conflit : la nature divine porte le roi vers la vertu, le Bien ; le corps mortel vers le Mal. Les passions profanes soumettent le corps mortel du roi.
– C’est pourquoi une vision manichéiste se fait souvent jour dans l’opéra : le Bien/le Mal, Passion/Vertu, guerre et paix. Elle met en scène le conflit entre les deux valeurs et la victoire remportée par le héros (= le roi) sur le Mal.
– Un des thèmes privilégiés : le conflit entre gloire et amour. C’est le cas d’Armide. La « gloire » correspond au mérite : elle est à la fois morale et chrétienne. Les héros sont pieux et sont aidés par les dieux. Ce n’est donc plus un conflit tributaire de l’héritage féodal comme chez Corneille.
– Dans Armide, Renaud réussit à vaincre son amour pour Armide, aidé par les chevaliers (qui lui tendent un bouclier de diamants, symbole de la grâce divine donnée par le Ciel). Il renonce au plaisir pour la gloire chrétienne : le roi sacrifie son corps mortel à son corps immortel.
– C’est pourquoi le sujet d’Armide repose en réalité sur la dualité entre amour (profane) et gloire (devoir chrétien). Cette dualité fonde les perspectives dramaturgiques qui reposent sur des effets de symétrie et sur une construction binaire.
– L’opéra propose donc une célébration métaphorique des vertus du souverain. « Le but des librettistes est de démontrer l’impossibilité de séparer les deux corps du roi. […] La divinité transparaît toujours dans la personne du roi et le roi surclasse tjrs ses sujets parce qu’il est guidé par DieuIbid., p. 357-358. »
– Il existe donc plusieurs mode de célébration de la personne royale : celle directe du ballet de cour et des prologues de tragédie et celle plus symbolique, plus distanciée présente dans les thèmes traités ou les héros mis en scène dans l’opéra.
– On peut comparer le Ballet de la délivrance de Renaud avec Armide : dans le 1er, il s’agit d’un combat politique (Renaud se délivre de l’emprise d’Armide = le roi se délivre de l’influence de sa mère) alors que dans le second, à travers Renaud et Armide, est représenté le conflit entre la gloire et l’amour profane, c’est-à-dire la représentation allégorique du double corps du roi.

B – La tragédie s’inscrit dans une esthétique française
Lully avait compris qu’il devait respecter deux éléments de l’esthétique française (en contraste avec l’opéra italien) :

* la compréhension du texte
* le goût pour la danse

– Ce qui oriente l’écriture des récitatifs, des airs et des chœurs. Ce qui implique également la création d’un genre hétérogène qui puise à plusieurs sources : notamment la tragédie littéraire et le ballet, sans oublier la comédie-ballet, la pastorale et même l’opéra italien.

1 – Les sources d’inspiration
– La mythologie : dès le 1er opéra de Lully et Quinault. Une des grandes sources d’inspiration. Elle se réfère à l’Antiquité pour donner du sérieux à la tragédie en musique : modèle d’imitation privilégié du XVIIe et très bien connu du public lettré.
– Les romans de chevalerie repris du Tasse principalement. Ne concernent que Amadis (1684), Roland (1685) et Armide, (1686), les 3 derniers opéras. Inspiration plus nationale (les paladins français Renaud et Roland) sans doute donnée par L XIV (choisit le livret d’Armide par exemple). Romans très à la mode également.

2 – Influence de la tragédie littéraire
– Dans les sujets (tirés de l’Antiquité grecque et romaine) et le ton plus noble que le ballet.

Si, dans les deux première tragédies, des scènes comiques apparaissent, elles sont abandonnées dès 1675 avec Thésée afin de conformer la tragédie en musique à une inspiration plus noble et plus unie. Le rôle de la Petite Académie est ici de toute importance.

– Dans la structure : les 5 actes avec exposition, nœud, catastrophe (voir tableau).

Prologue La Gloire et la Sagesse rivalisent dans le cœur du héros
Acte I Armide, une enchanteresse, triomphe des chevaliers chrétiens mais veut se venger de Renaud, son ennemi.
Acte II Armide et son oncle Hidraot enchantent Renaud et l’endorment. Au moment où Armide va le frapper, elle tombe amoureuse de lui.
Acte III Armide se désespère de l’amour qu’elle porte à Renaud. Elle convoque la Haine mais refuse de s’arracher à son amant.
Acte IV Deux chevaliers sont à la recherche de Renaud. Ils sont tentés par les sortilèges d’Armide : les apparitions de leurs maîtresses. Mais ils continuent leur route.
Acte V Sur les injonctions des chevaliers, Renaud renonce à son amour. Il fait ses adieux à Armide qui, désespérée, brûle son palais et s’enfuit sur son char volant.

Tableau : synopsis d’Armide.

– Un spectacle qui sert de modèle : Psyché en collaboration avec Quinault, Molière, Corneille et LullyVoir de La Gorce, L’Opéra à Paris, p. 52. . Créé en 1671 aux Tuileries, un des spectacles les plus somptueux du règne. Préfigure la tragédie en musique (l’idée est dans l’air). Elle garde de la tragédie littéraire, sa source d’inspiration, son ton noble, ses 5 actes et les tirades déclamées. Elle adjoint la musique et les machines, dans la lignée de la tragédie à machines (Andromède de Corneille, 1650) qui obtiennent le succès à l’époque à Paris

– Cependant les interventions musicales sont nombreuses et la plupart de ses éléments annoncent l’opéra :

* prologue à la gloire du roi
* mise en scène luxueuse
* divertissements où la danse joue un rôle important
* chœurs et orchestre

– il ne manque donc pratiquement que les récitatifs au lieu des tirades déclamées pour en faire une tragédie en musique.

– tendances après dans la tragédie en musique : plus elle élague les situations et les personnages, plus elle respecte l’unité d’action de la tragédie littéraire. Le meilleur exemple : Armide où le drame se noue autour des deux héros a vraiment lieu au plus profond de leur âme (cf Laurenti, préface du livret d’Armide, 2004)

3 – Les apports du ballet et la comédie ballet
a – L’ouverture à a française et le prologue déjà présents dans le ballet sont repris dans la tragédie en musique (le prologue avec chœur est également présent dans la tragédie à machines).

b – Les divertissements
– Ils constituent l’une des principales caractéristiques de l’opéra français. Ils sont fortement marqués par leur origine : le ballet de cour et la comédie-ballet.

* Dramaturgie
– Le terme n’implique pas un caractère joyeux, c’est une pause, un petit acte dans l’acte.
– Emplacement non fixé. Au milieu ou fin d’un acte (souvent au dernier acte) : Lully les traite soit en fin d’acte comme une fête brillante ; soit au milieu afin de donner plus d’importance au drame lui-même, ce qui est le cas d’Armide :

-Ouverture
-Prologue
I II III IV V
  1-2-3 D-4 1-2-3-4 D-5 1-2-3-4 D 1-2 D -3-4 1-2 D-3-4-5

Tableau : Structure d’Armide avec le nombre de scènes et place du divertissement (D)

* Lien avec le drame
– le lien avec l’action est le plus délicat à réaliser
– L’action est suspendue, tout l’art du musicien et du librettiste consiste à les relier le plus possible à l’action (Ex le Sommeil de Renaud, Armide, II : le héros s’est endormi sous les effets des charmes d’Armide qui désire le tuer ; il est bercé par d’agréables apparitions qui sont en fait les démons au service d’Armide).
– Le divertissement reste la plupart du temps consacré à des personnages secondaires.

mais parfois aussi un rôle dramatique à part entière, sorte de repos avant l’orage par ex., ou au contraire d’exposition d’éléments dramatiques qui font rebondir l’action. Dans Armide, le divert. de l’acte IV fait apparaître le fantôme de la maîtresse du chevalier danois pour le tenter.

* Structure musicale
– à grande échelle composés comme des tableaux en plusieurs parties : ils comportent des pièces vocales (airs, chœurs), des « symphonies » (pièces d’orchestre) enfin les danses si appréciées du public français.
– C’est le lieu par excellence de la dramaturgie musicale : le rôle du compositeur est ici primordial. Voir l’attitude de Lully avec les « airs canevas » demandés à Quinault.
– Certaines scènes deviennent avec Lully des scènes archétypales : combats, sommeil, scènes funèbres ou infernales. Voir la cérémonie funèbre de Psyché.

Elles proviennent de l’opéra italien ou du ballet de cour, mais sont plus développées

4 – Le merveilleux
– L’opéra français accueille une donnée absente de la tragédie classique : le merveilleux. Il agit à la fois au niveau des actions et des agents.

– le P. Menestrier, à propos des opéras: « on y cherche plus le merveilleux que le vraisemblable. C’est pour cela que les machines et les décorations extraordinaires y sont plus propres qu’aux autres actions du théâtre » (Des représentations en musique ancienne, p. 170)

– le merveilleux justifie donc :

* l’emploi des machines et décors qui est un héritage du ballet de cour :
« Des dieux qui volent du Ciel en terre, ou qui enlèvent des mortels dans le Ciel, des Monstres, des animaux extraordinaires, des palais enchantez qui descendent du Ciel, ou qui y montent, etc. » (Des représentations en musique ancienne, p. 239)
* le rôle des dieux et déesses (et leurs apparitions)
* l’existence d’êtres surnaturels (magiciens, enchanteresses, démons, etc.)

– La notion de merveilleux deviendra la cible des partisans de l’opera buffa, au milieu du XVIIIe.

– C’est pourquoi l’opéra ne reprend pas les 3 règles d’unité de la tragédie : unité de lieu, de temps et d’action (scènes secondaires, présence jusqu’en 1675, Thésée, de rôles comiques). Les concepts de bienséance et de vraisemblance y sont toutefois maintenus.

5 – L’ « invention » du récitatif
– La pièce maîtresse : l’invention la plus remarquable de Lully. C’est le dispositif qui permet de mettre en musique tout le drame (à la ≠ de la tragédie ballet et du ballet de cour) ainsi que de laisser la primauté à la compréhension du texte.

Définition
« Genre de musique vocale qui imite les inflexions de la voix parléeROSOW, L., Dictionnaire de la musique française, op. cit., p. 602.». le récitatif mis en place par Lully est plus proche de celui de Cavalli que celui des italiens de son époque (Scarlatti, opéra napolitain).
-Il est plus chantant, plus mélodieux que le récitatif italien et la basse est plus active.

Rôle : une spécificité de l’opéra français
– épouser une structure poétique et manifester le sens du texte
– 2 rôles dans le drame

* pour l’action (scène d’exposition) et les dialogues
* les moments dramatiques (les moment les plus intenses à la différence de l’opéra italien).

– Le monologue dramatique concerne les interventions solistes des personnages dans un contexte dramatique. Il possède les mêmes procédés d’écriture que le récitatif. Dans l’opéra italien, ce serait un air.

Écriture
– A ce rôle de premier plan, il fallait une écriture soignée capable de restituer à la fois la langue poétique et les affects qu’elle exprime.
– Lully met en place un récitatif français influencé par la déclamation tragique de l’époque avec un souci de la prosodie et du détail expressif du texte. On a comparé (Lecerf de la Viéville) le récitatif lullyste à la déclamation tragique pratiquée par la Champmeslé et enseignée par Racine : la tragédienne a atteint la célébrité après 1670 au moment où le récitatif lullyste est déjà en place. Il s’agit plutôt de deux conceptions voisines et complémentaires de la déclamation théâtrale.
– Le récitatif de l’opéra se présente comme un tissu continu mais non uniforme : il existe plusieurs états du récitatif.

* récit simple : accompagné par la bc, déclamation souple et libre
* récit accompagné : déclamation mesuré (avec orchestre). Passages plus intenses et plus dramatiques. Se développent à partir de 1683 avec Phaéton.
* petit air : il arrive que le récitatif s’organise en petit air avec répétitions de vers, une structure fixe et une tonalité plus unifiée. Il est mesuré. Les formes : binaire, ternaire (ABA) ou en rondeau.

– Les ambiguïtés entre écriture libre et mesurée ainsi que le passage souple de l’une à l’autre caractérisent le récitatif français jusqu’à Rameau. L’appellation générique de « récit » recouvre d’ailleurs les sections libres ou mesurées.

Exemple : récitatif de la scène d’exposition de l’acte I d’Armide (cf document)

Ritournelle   orchestre
Phénice récitatif mesuré (motif de la rit) puis libre b. c.
Sidonie petit air AABB’ b. c
reprend motif de la rit
Duo récitatif mesuré AA’ Style « arioso » b. c
Phénice petit air AABB’ b. c
basse obstinée
Sidonie et Phénice -récitatif simple en dialogue
(-petit air AABB’)
b. c
Armide récitatif simple b. c
moment plus expressif

Tableau : Armide, scène 1 d’exposition de l’acte I, Armide, Phénice et Sidonie (confidentes).

Air ou récitatif ?
– Les étrangers sont étonnés devant cette écriture si différente du style pratiqué en Europe, comme Joachim Quantz (visite en France en 1726-27) :

« Leur récitatif chante trop, leur air trop peu. Si bien que dans un opéra on est bien en peine de deviner si l’on est en train d’écouter un récitatif ou bien un arioso. »

Essai d’une méthode pour apprendre à jouer de la flûte traversière …, Berlin, C. F. Voss, 1752 (traduction française de l’édition allemande)

Conclusion
2 – points importants
1 – L’opéra n’aurait pu voir le jour sans le soutien de Louis XIV : son rôle est primordial et ne saurait être nié.

2 – Mais la conception artistique, l’élaboration du genre n’aurait pu trouver son chemin sans Lully. Le compositeur a dû tenir compte aussi bien de la célébration royale que du goût français : les divertissements avec chœurs et danses ainsi que l’invention du récitatif en témoignent. À cet égard, son expérience dans le ballet de cour l’a sûrement aidé.
– Aussi il n’est pas exact qu’il prétende œuvrer pour le roi seulement comme il le fait dans la dédicace d’Armide :
« J’avouerai que les louanges de tout Paris ne me suffisent pas ; ce n’est qu’à Vous, Sire, que je veux consacrer toutes les productions de mon génie ».
– Plaire au souverain est certes de toute importance, mais le musicien doit également inscrire son œuvre dans un contexte artistique et dans un goût régnant : il doit œuvrer sur les deux plans.
– Le résultat : un spectacle varié, bien plus que l’opera seria qui se met en place à cette époque.
– Ainsi Lully a-t-il tenu compte aussi bien du pouvoir royal (au sens large) que du public parisien. Ce qui est tout à fait perceptible dans l’analyse d’Armide.