Rameau et le clavecin

Conférence de Bertrand Porot

Université de Reims CERHIC-IReMus

 
 

Abréviations

– maj : majeur
– min : mineur
– R : Rameau
– les livres de Rameau sont donnés avec des numéros (I, II et III) et non par leur titre.
– les références entre parenthèses renvoient à la bibliographie.
– pour les exemples musicaux, on se reportera aux partitions imprimées ou reproduites dans les sites conseillés (« Sources et bibliographie »).

Les pièces de Rameau au programme du baccalauréat 2016 nous invitent à donner un aperçu presque complet de la personnalité du compositeur : interprète, pédagogue, théoricien et compositeur pour le théâtre. En effet, une des particularités de Rameau est de se servir du clavecin comme un laboratoire, un terrain d’essai pour ses œuvres futures, même s’il « révolutionne » aussi le répertoire et la technique de l’instrument en tant que tel. Ainsi pour le théâtre, bien de ses pièces seront-elles réutilisées dans ses opéras, et c’est vrai aussi pour ses prospectives harmoniques, notamment le genre enharmonique exporté également dans le domaine lyrique.

Rameau s’en explique lui-même dans plusieurs textes qu’il est utile de connaître pour mieux comprendre sa démarche, en particulier : De la mécanique des doigts sur le clavecin (Livre II), Remarques sur les pièces de clavecin […] et sur les différents genres de musique (Livre III) et la Lettre à Houdard de La Motte, publiée par Le Mercure de France en 1765 (document joint).

Pour présenter R et le clavecin, nous avons établi quatre parties qui tentent de cerner l’originalité de ses compositions et son apport à l’univers du clavier au XVIIIe siècle : 1) Rameau au clavecin, 2) Virtuosité et expression, 3) R et l’harmonie. La quatrième partie, le clavecin et l’opéra, figure dans une conférence donnée en 2014 (disponible sur le site cité plus loin).

I – Rameau au clavecin

Dans un pastel (ci-dessus), Carmontelle a représenté Rameau déjà âgé – il a 77 ans – et toujours en action : il a une plume et du papier à musique ; il est assis devant un clavecin fermé, couvert de partitions, mais dont le clavier est accessible. Maret nous rapporte en effet : « C’était un violon à la main qu’il composait sa musique ; quelque fois cependant il se mettait à son clavecin ; mais lorsqu’il était à l’ouvrage il ne souffrait pas qu’on l’interrompît : malheur à l’indiscret qui perçait alors jusqu’à lui » (cité dans Girdelstone, 1983, p. 566).

Piron, un compatriote de Dijon, insiste quant à lui sur l’importance de l’instrument dans son travail de composition : « Toute son âme et son esprit était dans son clavecin ; quand il l’avait fermé il n’y avait plus personne au logis » (id., p. 564-565).

Éléments biographiques

1683 : naissance à Dijon, son père est organiste. Étudie au collège des Jésuites.
1690-1722 : vie errante, un voyage en Italie à 18 ans. En France vit de ses postes d’organiste. Vers 1705, Rameau est à Paris où il est organiste du collège Louis-Le-Grand. Il publie son premier livre de clavecin en 1706. En 1709, retourne à Dijon.
1722 en mai ou juin : seconde installation à Paris pour surveiller la publication du Traité d’harmonie. Ce dernier est publié en 1722. Enseigne le clavecin. Collabore avec Piron aux théâtres de la Foire (Opéra-Comique). Se marie en 1726 à une chanteuse et claveciniste, Marie-Louise Mangot. 1730 : collabore avec Voltaire (Samson, opéra religieux censuré).
1733 : premier opéra, Hippolyte et Aricie, tragédie en musique, créée à l’Opéra. Déclenche la querelle des lullystes et des « rameauneurs ».
1735 : Les Indes galantes, opéra-ballet qui connaît le succès. Vers 1735 est employé par Le Riche de La Pouplinière, mécène fastueux et fantasque. Il y reste jusqu’en 1753 comme chef d’orchestre et compositeur.
1743 : Rameau revient travailler à l’Opéra-Comique sous la direction de Jean Monnet.
1744 : retour en grâce à l’Opéra.
1745 : nommé compositeur de la musique du Cabinet du roi avec une pension de 2000 livres.
1752 : querelle des Bouffons, Rameau est pris à partie comme représentant de la musique française dépassée et rétrograde.
1754-1757 : conflit avec les Encyclopédistes sur leurs articles.
1764 : anobli par le roi.

Œuvres

Première partie : 1706-1733

1706 : Premier livre de pièces de clavecin [Livre I]
1718 : Motet In convertendo captivitatem
1722 : Traité de l’harmonie
1724 : Pièces de clavecin avec une méthode pour la mécanique des doigts [Livre II]
1726 : Nouveau système de musique théorique
1728 : cantate Le Berger fidèle
ca 1729 : Nouvelle suite de pièces de clavecin [Livre III].

Seconde partie : 1733-1763

Première période
1733 : Hippolyte et Aricie, tragédie en musique.
1735 : Les Indes galantes, opéra-ballet.
1737 : Castor et Pollux, tragédie en musique.
1741 : Pièces de clavecin en concerts

Deuxième période (œuvres plus diversifiées et plus légères)
1745 : Platée, comédie lyrique.
1748 : Zaïs, pastorale héroïque. Abandon de l’ouverture lullyste.
1749 : Zoroastre, tragédie en musique, suppression du prologue, ouverture à programme.
1760 : Les Paladins ; Code de musique pratique.
1763 : Les Boréades, tragédie en musique, jamais représentée.

Le Premier livre de Rameau, 1706

Le Premier livre suit encore le modèle de la tradition française, notamment celui de Louis Marchand en 1699. Cet organiste parisien était admiré de Rameau qui vient l’écouter lorsqu’il s’installe à Paris vers 1705. Rameau lui succède ensuite au Collège Louis-Le-Grand.

Le Prélude en la de la première suite se présente comme un prélude « non mesuré », un genre exploité par les luthistes et les clavecinistes français au XVIIe siècle. Il est, en 1706, un des derniers préludes de ce type : les huit préludes que François Couperin donne dans son Art de toucher le clavecin en 1716 sont tous mesurés. On note donc de la part de Rameau un certain attachement à la tradition.

La première partie du prélude présente une écriture dans l’esprit de l’improvisation : il n’y a pas de chiffre ni de barres de mesures, et certaines valeurs rythmiques sont indéterminées (elles sont écrites en rondes). On observe toutefois que d’autres sont précisées (croches et double croches) comme chez un prédécesseur de Rameau, Jean Henry d’Anglebert. Ce type de notation vient en aide aux interprètes pour leur faciliter la lecture de ce type de notation.

La seconde partie en revanche est plus moderniste : elle est mesurée et contraste par son tempo rapide et surtout par son écriture. Celle-ci, en effet, reprend les caractères de la gigue telle qu’on la trouve chez Corelli. Elle est en 12/8, une mesure d’origine italienne encore nouvelle en France, et ses rythmes continus de croches par trois sont typiques du maître romain. Rameau introduit également des formules harmoniques d’outre-monts : des marches.

Il n’hésite pas, non plus, à pimenter cette seconde partie de dissonances harmoniques : aux mesures 15-19, des marches modulantes ( min-ut mj-si min-la min) génèrent des fausses relations entre fa# et fa bécarre, corrigées par Saint-Saëns dans son édition de 1895 !

Enfin l’écriture de la basse est influencée par celle du violoncelle italien, avec des sauts de septième majeure et de neuvième (mes 14). L’ensemble sonne comme un mouvement de sonate italienne. Ce prélude symbolise en quelque sorte l’art de Rameau : son attachement à la tradition française, son intérêt pour une musique d’outre-monts et son goût pour les audaces harmoniques.

En ce qui concerne, l’ensemble du premier livre, il reprend la forme et l’esthétique de la suite de danse française et son noyau de base : Allemande-courante-sarabande-gigue, avec une interpolation pour les deux dernières (gigue-sarabande). On y remarque aussi un couple de sarabandes, l’une en mineur, l’autre en majeur : c’est un procédé cher à Rameau mais qui est aussi bien présent dans l’école française. L’emploi des deux modes homonymes (mineur-majeur) fait d’ailleurs partie des ressources harmoniques des compositeurs français en tant que contraste de couleur.

On note dans le premier livre, une pièce non chorégraphique : La Vénitienne. Il s’agit d’une évocation de la ville de Venise alors très à la mode dans les spectacles en raison de son carnaval et de ses fêtes. C’est le cas dans les opéras-ballets, comme dans Le Carnaval de Venise de Campra en 1699 ou dans La Vénitienne de La Motte et La Barre en 1705. Rameau toutefois n’a sans doute pas pu les entendre lors de son arrivée à Paris en 1705. Au clavecin, Marchand donne aussi une Vénitienne publié en 1707 : est-ce un hommage au maître admiré ?

La Vénitienne de Rameau est une « pièce de caractère », un genre que Couperin avait mis à la mode dès la fin du XVIIe siècle. Ce compositeur, en effet, fait éclater la suite de danses en y introduisant ce type de pièces : désormais les compositions pour clavecin n’obéissent plus à des moules chorégraphiques mais à des sources d’inspiration diversifiées. Couperin tente ainsi d’imiter ou d’évoquer des objets, des personnages ou des atmosphères. Même s’il s’inspire d’un contenu extra musical, il le fait de manière personnelle et fantaisiste tout en restant mystérieux sur sa démarche :

“J’ay toujours eu un objet en composant toutes ces pièces […] ainsi les titres répondent aux idées que j’ai eues : on me dispensera d’en rendre compte” (Préface du Ier Livre de Pièces de clavecin).

Il s’agit donc d’une nouvelle conception esthétique qui vise à une musique plus expressive et plus poétique : la révolution de Couperin « libéra la pièce de clavecin de la tyrannie de la danse » (Fuller, 2000, p. 48).

On écoutera avec profit des pièces du Sixième ordre (autre nom de la suite chez Couperin) dans le Livre II : Le Gazouillement et Le Moucheron aux titres évocateurs. On peut les rapprocher de certaines compositions de Rameau, s’inspirant aussi d’éléments de la nature : Le Rappel des oiseaux ou La Poule.

L’évolution dans les livres de clavecin de Rameau

Rameau, en effet, reprend la démarche couperinesque et donne lui aussi des pièces de caractère : il le fait d’une manière évidente dans les deux livres suivants, celui de 1724 et celui de ca 1729. Le tableau 1 donne l’ensemble des pièces et montre bien la présence des pièces de caractère (en gras, les danses traditionnelles).

Tableau 1 : Les trois livres de clavecin de J.-P. Rameau

Livre I

Premier livre de pièces de clavecin, Paris, chez l’auteur, 1706

[Suite en la min]
Prélude
Allemande
2e Allemande
Courante
Gigue
1re sarabande
2e sarabande
Vénitienne (en rondeau)
Gavotte (en rondeau)
Menuet

Livre III

Nouvelles suites de pièces de clavecin […] avec des remarques sur les différens [sic] genre de musique, Paris, l’auteur, Boivin, Le Clerc, [1729-1730]

[Suite en la min]
Allemande
Courante
Sarabande
Les Trois Mains
Fanfarinette
La Triomphante (en rondeau)
Gavotte et six doubles

[Suite en sol min/maj]
Les Tricotets (en rondeau)
L’Indifférente
Menuets I et II
La Poule
Les Triolets
Les Sauvages (en rondeau)
L’Enharmonique
L’Égyptienne

Livre II
Pièces de clavecin avec une méthode pour la mécanique des doigts…, Paris, Boivin, Leclair, l’auteur, 1724[Suite en mi min]
Allemande
Courante
Gigue en rondeau
2e Gigue en rondeau
Le Rappel des oiseaux
1er rigaudon
2e rigaudon – double du 2e rigaudon
Musette en rondeau
Tambourin (en rondeau)
La Villageoise (en rondeau)[Suite en min/maj]
Les Tendres plaintes (en rondeau)
Les Niais de Sologne (en rondeau) et 2 doubles
Les Soupirs
La Joyeuse (en rondeau)
La Follette, rondeau
L’Entretien des Muses
Les Tourbillons (en rondeau)
Les Cyclopes (en rondeau)
Le Lardon, menuet
La Boiteuse
 

Le tableau met bien en valeur les grandes tendances dans les trois livres de Rameau :

a) La suite de danses de type traditionnel
Elle apparaît dans le Premier livre de 1706, dans la suite en mi du Livre II de 1724 et dans la suite en la du Livre III de 1729 (en gras dans le tableau). Elle s’inspire du plan type de la suite de danses mais avec une liberté de structure typique du XVIIIe siècle (pas de sarabande dans la suite en mi, pas de gigue dans celle en la). La France du XVIIIe siècle reste, en effet, attachée à la danse notamment à l’opéra. Les chorégraphies qui y fleurissent font d’ailleurs le succès de l’école française qui s’impose en Europe.
Dans l’univers du clavecin, Rameau reste donc attaché à l’emploi des danses, peut-être en raison de son ambition de travailler pour l’opéra : dans les deux derniers livres, elle occupent 50% des pièces.

b) Des suites de pièces de caractère comme chez Couperin. Les suites en et en sol des deux derniers livres ne comportent presque pas de danses et font donc éclater le schéma traditionnel. Rameau propose des pièces plus imposantes, de dimension « symphoniques ». Ses sources d’inspiration sont diverses : on y trouve, comme souvent aussi chez Couperin, la nature (Le Rappel des oiseaux, Livre II), le théâtre (Les Sauvages, Livre III), les passions humaines (Les Soupirs, La Joyeuse, Livre II), des portraits (La Villageoise, Livre II, L’Égyptienne, Livre III) ou encore des procédés techniques (Les Trois mains, L’Enharmonique, Livre III).

c) Introduction de la variation. C’est un domaine où Rameau en revanche se singularise. Il propose tout d’abord le « double » traditionnel dans le Rigaudon du Livre I, puis de véritables variations dans Les Niais de Sologne du Livre II et dans la Gavotte et doubles du Livre III.

Rameau pédagogue

Ces livres témoignent aussi d’une autre facette du compositeur : celle de pédagogue. En effet, lors de son retour à Paris en 1722 et même s’il aspire à composer pour l’opéra, il s’oriente vers l’enseignement du clavecin pour assurer sa subsistance. L’instrument est largement répandu dans la bonne société et les professeurs sont sollicités par bien des parents soucieux d’une bonne éducation. Selon les conceptions genrées qui règnent à l’époque, le clavecin est l’instrument privilégié pour les jeunes filles à marier.

Dans sa petite méthode De la mécanique des doigts (Livre II), Rameau donne de précieux conseils pour l’interprétation et laisse bien transparaître son métier d’enseignant : il est « maître de clavecin » à part entière tant sur le plan de la composition que par ses réflexions pédagogiques. Il suit en quelque sorte les traces de Couperin qui avait donné son Art de toucher le clavecin en 1717. Dans ce dernier, Couperin associe les conseils pédagogiques – un peu désordonnés parfois – avec des exercices « pour former la main » ainsi que huit préludes mesurés.

Aux principes de Couperin, Rameau ajoute un élément technique tout à fait novateur : la systématisation du passage du pouce. Contrairement à ce qu’avance S. Bouissou (2014, p. 212), ce dernier n’est pas nouveau et R ne l’a pas inventé. Il est, en effet, connu de Couperin qui cependant ne le conseille pas de manière systématique : Couperin conserve les chevauchements des doigts dans les gammes ce qui permet des articulations par deux ou trois beaucoup plus naturelles (Art de toucher le clavecin, 1717, p. 29). Les passages de pouce sont plutôt recommandés, non dans les gammes, mais dans des formules de marches comme dans Les Jumelles (Id., p. 71).

En revanche, Rameau en fait désormais la base de sa technique : il faut « s’accoutumer à passer le 1 [pouce] par-dessous tel autre doigt que l’on veut, et à passer l’un de ces autres doigts par-dessus le 1 » (De la mécanique des doigts). Il découle de cet emploi une « écriture libérée virtuose » (Bouissou, 2014, p. 213) caractéristique du style de Rameau.

Le compositeur donne également deux tables d’ornements, l’une de sept symboles dans le Livre I et une autre de douze dans le Livre II. Il y reprend les mêmes types d’ornements que Couperin, avec des différences de termes et de signes, notamment pour le tremblement qu’il appelle « cadence ». Les deux termes sont équivalents au XVIIIe siècle : le nom de « cadence » vient du fait que cet ornement est quasi obligatoire aux cadences qui ponctuent les phrases musicales.

Enfin, dans un souci de précision pédagogique, Rameau explicite une technique de jeu que Couperin avait évoqué avec ses doigtés de substitution : le surlié. Voici ce qu’il indique dans La mécanique des doigts : « il ne faut lever le doigt de dessus la première note qu’après avoir touché la seconde ». De même dans la réalisation des « coulés » (c’est-à-dire des notes liées), il fait légèrement durer la première note sur la seconde.

Grâce à cette méthode, on comprend qu’il existe au XVIIIe siècle plusieurs modes de jeu au clavecin : le jeu de base que l’on peut qualifier d’articulé (on aère les notes entre elles), le détaché (le son « coupé »), et le surlié surtout pour les coulés et les liaisons qui se trouvent dans les pièces tendres ou expressives. On peut y rajouter le décalage entre les mains avec la « suspension » (la main droite joue juste après la gauche, en un léger décalé), un effet qui donne du moelleux au son et que Couperin compare aux sons enflés des cordes. C’est donc un art raffiné qui est demandé à l’interprète de cette époque qui doit tout faire pour rendre son instrument expressif.

II- Virtuosité et expression chez Rameau

Mais un des aspects les plus novateurs des livres II et III réside sûrement dans l’exploitation d’une nouvelle virtuosité. Rameau est d’ailleurs assez fier des ses trouvailles : il est vrai que ses demandes constituent une étape dans la littérature de clavier avec une virtuosité au caractère « musclé » (Sadler, « Rameau », Grove Dictionary, 2001), voire grandiose. Sa technique elle-même dépasse celle de ses prédécesseurs ; elle demande un nouvel équilibre de la main et une très grande dextérité : arpèges, sauts, octaves parallèles, batteries, grands écarts, croisements de mains, etc. Elle est renforcé par la vitesse d’exécution : Rameau la demande expressément sauf pour les pièces expressives et le thème de la Gavotte (Remarques, Livre III). Cette virtuosité annonce celle qui se met en place au fil du XVIIIe siècle et même plus tard à l’époque romantique : c’est une rupture dans l’école française de clavier.
Rameau distingue deux types de procédés virtuoses :
a) les roulements c’est-à-dire les gammes : gammes virtuoses avec croisements des mains comme dans Les Tourbillons (Livre II).
b) les batteries : au XVIIIe siècle, elles désignent les figures d’arpèges à l’italienne comme chez Couperin (Art de toucher le clavecin). Chez R le sens est plus large : elles indiquent différentes figures de virtuosité :

  • les mains jouent alternativement la même note : 4ème double de la gavotte (Livre III).
  • les mains se croisent pour jouer des notes différentes : Les Cyclopes (Livre II).
  • la main fait une rotation autour du pouce comme dans la basse des Cyclopes.
  • arpèges brillants aux deux mains couvrant quatre octaves.

Ces figures n’apparaissent qu’en 1724 et R prétend les avoir inventées, ce qui est inexact pour les deux premières. Mais il en fait une utilisation plus étendue et plus imaginative que ses prédécesseurs. Elles sont copiées ensuite par Scarlatti et Bach.

Les Cyclopes, une virtuosité orchestrale

Les Cyclopes (Livre II) constituent un bon exemple de virtuosité chez R. Les cyclopes sont des géants mythologiques à un seul œil ; ils sont les compagnons forgerons d’Héphaïstos (Vulcain), à différencier des cyclopes pasteurs d’Homère dans L’Odyssée. Ils apparaissent dans les opéras de Lully : Persée créé en 1682, repris en 1722, sans doute le premier opéra vu par Rameau à son retour à Paris. Et aussi dans Isis créé en 1677, repris en 1717.

R, dans sa Mécanique des doigts (Livre II), prend l’exemple des Cyclopes pour mettre en avant ses inventions techniques : les batteries où les deux mains s’alternent sur les mêmes notes comme les « baguettes d’un tambour », et celles où les mains se croisent l’une l’autre. Il souligne avec fierté : « Je crois que ces dernières [batteries] me sont particulières, du moins il n’en a point encore paru de la sorte, et je puis dire en leur faveur que l’œil y partage le plaisir qu’en reçoit l’oreille » (La mécanique des doigts, Livre II). Dans Les Cyclopes, la virtuosité prend un aspect spectaculaire, sorte d’« épate » sur le public. Mais ils constituent aussi pour R une pièce expérimentale sur la technique de clavier.

Cette virtuosité s’accompagne d’un caractère orchestral indéniable. La forme des Cyclopes est plus étendue que les pièces de forme binaire : elle combine la forme rondeau avec refrain varié (ABA’CA) et la forme ABA.

De même, le vocabulaire de la virtuosité est soumis à cet impératif orchestral : les batteries en notes répétées imitent de manière percussive les frappements de l’enclume des Cyclopes. Les batteries de main gauche, au dernier système, première page, visent, quant à elles, à évoquer l’orchestre et ses imitations de « Bruit infernal » ou de tremblements de terre.

Rameau et Scarlatti

En 1996, on découvrit que Scarlatti fit un séjour à Paris en mai 1724 et de nouveau à l’été 1725 alors qu’il était au service du roi du Portugal (Sadler, 2014, p. 191-192). Scarlatti est en contact avec le financier Pierre Crozat (1660-1740) et a pu participer à ses concerts italiens et à ceux de Mme de Prie.

Ces nouvelles découvertes confortent les ressemblances qu’on avait déjà relevées dans l’écriture de clavier des deux compositeurs qui ont donc pu entrer en contact directement. Ainsi La sonate en sol maj K547 de Scarlatti reprend le même thème que Les Cyclopes de Rameau. On retrouve dans d’autres sonates les fameuses batteries où la main tourne autour du pouce.

A son tour, R reprend dans son Livre III, des traits caractéristiques de Scarlatti au milieu des années 1720 : accompagnements en accords répétés, passages énergiques en octaves parallèles à la main gauche et répétition rapide de notes. De plus, Les Trois mains contiennent des éléments de fandango sans doute influencés par les compositions similaires de Scarlatti, y compris l’usage du glissando.

Ces influences croisées nous amènent à revoir la notion de style « français » souvent accordé à R : il s’agit plutôt d’un style de synthèse, européen presque, reprenant la position de Couperin sur les « Goûts réunis », c’est-à-dire le mélange du style italien et français.

La Poule et l’influence italienne

La Poule (Livre III) est ainsi un bon exemple de ces emprunts stylistiques. Elle peut se voir comme une pièce de caractère inspirée par la nature et les oiseux, courante au XVIIIe siècle. Toutefois, comme dans Le Moucheron de Couperin, elle adopte un caractère particulier, celle d’une pièce comique. Même si certains musicologues lui dénient cet aspect et mettent l’accent sur une poule méchante et agressive (Bouissou, 2014, p. 222 et 224), il faut bien entendre cette pièce comme un exemple de la veine comique que R ne dédaigne pas de pratiquer.

Il s’aide en cela du style de l’opera buffa, ce qui fait de La Poule une sorte d’ouverture réduite au clavier ou encore une sonate à l’italienne. On retrouve, en effet, les types d’accompagnement pratiqué par Scarlatti : des accords de deux à quatre sons qui soutiennent la mélodie, au caractère orchestral indéniable. De plus le motif même du « co co co dai » avec ses fusées insolentes (mesures 1-3), ainsi que ses figurations violonistiques (mes 12-14), évoquent le langage ultramontain des ouvertures tel qu’on le trouve encore chez Rossini.

La pièce est construite sur un thème principal a et deux motifs b et c qui structurent les deux parties AB. Elle s’apparente ainsi à une forme de sonate monothématique (avec un thème principal) comme chez Scarlatti ou à une forme binaire avec reprise A//BA’.

Le thème a (le « co co dai ») est le plus prégnant et apparaît transposé et/ou développé selon le plan suivant (tableau 2) :

Tableau 2 : Plan tonal et motifs de La Poule.

A
motif a motif b1-b2 motif a motif c motif a développé et b2 motif a
sol min sol min+modulations Sib maj sib maj sib maj ré min
mes. 1 mes. 8 mes. 17 mes. 26 mes. 33 mes. 52
B
motif a variante a’ motif c et b2 motif c’ motif a développé  
ré min modulations fa maj sol min sol min
mes. 60 mes. 69 mes. 77 mes. 89 mes. 96

La pièce tire sa force également de juxtapositions harmoniques colorées, notamment des accords dont les fondamentales sont à distance de tierce :

  • accord de maj suivi d’un accord de sib maj (mes. 16-17) qui forment la modulation sol min à sib maj traditionnelle
  • accord de la maj suivi d’accord de fa maj (mes. 68-69) : modulation min à fa maj traditionnelle.

Ou des marches par glissement chromatique : mes. 36 à 42, basse sur sib-si bécarre-do (de mib maj à ut min, mes. 35-36), puis basse sur do-do#-ré (ut min à ré maj, mes. 40-41). Ces modulations engendrent des couleurs harmoniques variées encore enrichies par des chromatismes (mes. 48 pour le motif b2 par exemple).

L’expression musicale chez Rameau

Dans les deux pièces étudiées, le titre a une certaine importance : en effet, contrairement à la musique italienne (Scarlatti par exemple), la musique instrumentale française aime s’inspirer d’un objet extra musical. Pour les Français, une musique abstraite, qui ne renvoie ni au corps (la danse), ni aux passions, ni encore à une narration, n’a pas d’intérêt. C’est le mot fameux de Fontenelle rapporté par Rousseau : « Sonate, que me veux-tu ? » (Dictionnaire de musique, « Sonate », 1768).

Il y a donc une exigence typiquement nationale : exprimer selon le principe de la mimésis, c’est-à-dire l’imitation de la nature Sur ce concept, voir le site du Robert : http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/MIMESIS.HTM. Mais les moyens employés, notamment par R, ne peuvent s’envisager comme une duplication de la réalité : ils se fondent sur les procédés de stylisation de l’esthétique classique.

R parle à ce propos de « couleurs et nuances » dans sa Lettre à Houdard de La Motte pour Les Cyclopes, La Poule, Le Rappel des oiseaux et Les Sauvages. Dans cette même Lettre, Rameau nous éclaire, d’une manière hélas trop succincte, sur sa pratique de compositeur :

“Il ne tient qu’à vous de venir entendre comment j’ai caractérisé le chant et la danse des Sauvages qui parurent sur le Théâtre Italien il y a un ou deux ans, et comment j’ai rendu ces titres : Les Soupirs, Les Tendres Plaintes, Les Cyclopes, Les Tourbillons (c’est-à-dire les tourbillons de poussière agités par les grands vents), L’Entretien des Muses, une Musette, un Tambourin, &c. Vous verrez pour lors, que je ne suis pas novice dans l’art et qu’il ne paraît pas surtout que je fasse de grandes dépenses de ma science dans mes productions, où je tâche de cacher l’art par l’art même” (Lettre à Houdard de La Motte).

« Caractériser » indique qu’il veut donner le caractère principal d’un objet (danse, phénomène naturel, passions humaines) et non le reproduire ou l’imiter. En fait, Rameau stylise avec ses propres moyens pour exprimer l’effet que fait sur lui, et sans doute aussi sur le public, un objet extra musical.

Rameau agit, dès lors, comme un artiste du classicisme français : le principe d’imitation, qui s’applique à toute forme d’art, n’est pas de dupliquer la nature ou la réalité mais d’offrir l’essence même d’un phénomène, qu’il soit passionnel ou physique. Pour atteindre son but, il choisira des éléments musicaux adaptés comme les rythmes pesants pour Les Sauvages, les « batteries » de mains alternées pour Les Cyclopes ou les « roulements » (gammes et arpèges aux deux mains) pour Les Tourbillons.

De plus, cette démarche de caractérisation est prévue déjà pour le théâtre : dans la Lettre à Houdard de La Motte, R montre qu’il prépare ses débuts de compositeur lyrique. Il pense donc théâtre et orchestre, sans oublier une des ses préoccupations, le pouvoir de l’harmonie.

Une pièce à variation : Gavotte et doubles

Il existe toutefois des pièces plus abstraites dans les livres de R, exploitant un procédé compositionnel sans visée descriptive : c’est le cas de la variation dans la Gavotte et ses doubles (Livre III). Dans cette pièce, R amplifie un procédé d’écriture courant, celui du « double », en le transformant en une forme peu en usage en France : la variation.

Le « double » est une technique ornementale pratiquée par les luthistes et clavecinistes pour leurs danses : on « double » les valeurs de notes d’une mélodie qui se trouve donc remplie de valeurs plus brèves (Bach le pratique dans ses partitas et suites). En général, il n’y a qu’un double après la danse. (Exemple : Couperin, Double du Menuet, 1er ordre, Livre I, 1713).

Mais R surpasse cette manière en proposant des variations dans un style très proche de Haendel. Kenneth Gilbert a, en effet, noté la ressemblance entre la Gavotte et ses six doubles avec l’Air et cinq variations de la suite en mineur (1720). Les trois premières variations sont très proches : il s’agit d’un hommage à Haendel. Puis R a eu la volonté de surpasser le modèle : dans ses trois derniers doubles, éclate une virtuosité bien plus débridée.

Le thème (le « simple » au XVIIIe siècle) est une gavotte : il s’agit d’une danse au tempo indéterminé de vif à lent, mais en général de caractère gracieux. Elle débute par une anacrouse du deuxième temps. Dans sa notation, R a divisé chaque mesure en deux (il faut enlever une barre sur deux pour retrouver l’écriture rythmique de la gavotte). Ce procédé indique un tempo lent, confirmé d’ailleurs dans la préface du Livre III.

Soulignons un effet harmonique déjà vu dans La Poule, et que chérit R : les juxtapositions d’accord par mouvement de fondamentale à la tierce. La partie B débute ainsi sur un accord d’ut maj après l’accord de mi maj – celui de la dominante de la min–, ce qui donne une couleur particulière à la pièce (tableau 3).

Tableau 3 : plan tonal de la gavotte

A B
La min Ut maj – la min
I => V (accord mi maj) I => I

Le thème de la gavotte déploie une magnifique mélodie qui évoque l’air tendre de l’opéra français. La mélodie de la partie B, d’abord en marche, gagne dans l’aigu comme la péroraison d’un discours insistant.

L’harmonie et la métrique binaire sont maintenues tout au long des variations, à la différence de Haendel qui passe en 12/8 : ce sont surtout les inventions mélodico-rythmiques qui sont exploitées. Chaque variation propose une idée particulière, qui concerne un aspect technique du jeu.

Les doubles 1 à 3 procèdent de la même démarche que Haendel : une péroraison en valeurs brèves pour la main droite (variation mélodique) tandis que la main gauche évoque la mélodie originelle. La 2ème variation propose l’inverse : mélodie à la main droite (fidèle à l’original mais en accords) et « roulements » (gammes) à la main gauche.

Le troisième double fait place à des broderies de la voix d’alto qui s’insèrent entre la mélodie et l’accompagnement et provoque un enrichissement polyphonique. Le quatrième est fondée sur des répétitions de notes et des batteries en mains alternées, évoquant pour R les baguettes de tambour.

Enfin, les doubles cinq et six sont d’une très haute virtuosité avec des arpèges désarticulés et des grands sauts, d’une difficulté encore jamais rencontrée dans la musique française. Dans le sixième double, les accords massifs qui accompagnent le thème réévaluent totalement sa douceur et sa mélancolie initiales en une sorte de coda orchestrale.

Soulignons donc l’originalité de cette pièce au point de vue de la forme et de la technique de clavier.

III- Rameau et l’harmonie

Mais la virtuosité ou la pièce de caractère ne sont pas les seuls objectifs de R dans ses livres de clavecin : très tôt, l’harmonie et ses potentialités expressives s’imposent comme un des axes privilégiés. Nous en donnons deux exemples dans Le Rappel des oiseaux (Livre II) et L’Enharmonique (Livre III).

Le Rappel des oiseaux : expression et description

Le titre reste encore mystérieux, même si l’on a désormais quelques clés. G Sadler (2014, p. 179) propose d’interpréter le terme « rappel » comme un terme du domaine militaire, comme dans « battre le rappel » (appeler les troupes autour du drapeau). Les figures du début évoquent tout à fait des motifs de fanfare (quarte ascendante et accord parfait aux deux mains). Ici les troupes sont en réalité une volée d’oiseaux indisciplinés !

Françoise Petit évoque, de son côté, l’art de la fauconnerie : pour ramener l’oiseau au poing, le fauconnier chante le « rappel », un motif de quatre notes chanté ou hélé (Id.). Il est donc probable que le motif d’anacrouse qui domine la pièce de R provienne de ce type de rappel en fauconnerie.

Mais l’écriture musicale donne aussi l’impression d’un fouillis, une sorte de troupe d’oiseaux en désordre. On peut donc rapprocher cette pièce de certaines destinées au théâtre : le « charivari ou ramage d’oiseaux ». On trouve un « ramage » dans Le Pucelage ou la Rose de Piron avec des musiques de Rameau écrites pour la Foire Saint-Laurent de 1726 : « Il s’élève un ramage d’oiseaux, et l’on entend entre autres, celui du Rossignol. » (La Rose, Paris, 1776, p. 468). R a-t-il utilisé sa pièce de clavecin pour cet opéra-comique ?

Un autre exemple de charivari d’oiseaux est donné dans Platée, une comédie lyrique créée pour la cour en 1745 et à l’Opéra en 1749. À l’acte II, Jupiter apparaît à la crédule Platée sous forme d’un âne puis d’un hibou. Platée l’honore en appelant les oiseaux à chanter : « on entend le charivari des oiseaux à l’aspect du hibou » (Platée, 1999, p. 31). Platée s’exclame alors : « Mais quel ramage !/Oiseaux vous en êtes jaloux,/Changez de langage » (Platée, 1749, II, 3, p. 52-53), car le « ramage » est une véritable cacophonie organisée !

Un passage plus proche encore de la pièce de clavecin, est celui où Platée convoque les grenouilles et les coucous pour célébrer son amour pour Cithéron, roi de la Béotie (id., I, 3, p. 13-19). L’accompagnement de l’orchestre pour le récit de Platée et le chœur reprennent, sur un ton plus comique, les mêmes procédés que dans Le Rappel des oiseaux : des répétitions.

Le Rappel des oiseaux est de forme binaire à reprise ; il est dominée par un motif rythmique ïambique, répété et varié (brève-longue). Ce dernier évoque l’appel du fauconnier, soit sur une quarte soit sur des intervalles plus grands (quinte, octave) ou plus petit (tierce min, seconde). L’écriture, assez minimaliste, repose donc sur l’exploitation d’un seul motif répété, varié, transposé à la manière italienne, ce qui rappelle aussi les procédés de l’improvisation.

En effet Le Rappel des oiseaux évoque le style de la toccata baroque pour clavier, un genre proche du style improvisé ou du style de fantaisie (stylus phantasticus). Celui-ci est surtout pratiqué en France dans le prélude non mesuré. On y trouve, comme dans Le Rappel des oiseaux, des gammes rapides (partie B) ou des arpèges. Toutefois, les motifs répétitifs et martelés, les sauts de main gauche et les passages en octaves rappellent fortement les toccatas ou les sonates italiennes comme chez Scarlatti. Enfin un silence au début de la deuxième partie introduit un effet théâtral, proche des surprises de l’improvisation.

Un parcours harmonique expressif

Mais cet aspect de fantaisie n’empêche pas un parcours harmonique expressif de se développer, au sens où l’entend R. Il prône, en effet, une approche personnelle à propos des parcours modulatoires et de leur importance dynamique. Il s’en explique dans sa célèbre analyse du récitatif d’Armide de Lully (Armide, II, 4), parue dans ses Observations sur notre instinct pour la musique (Paris, 1754, Fuzeau 2004, vol. 2, p. 256-276). Il n’est pas question ici de donner tout le détail de la position ramiste. Disons simplement que, pour Rameau, les modulations constituent un parcours qui est à la fois signifiant et expressif. Ainsi se diriger vers la dominante ou vers la sous-dominante, ou encore passer du majeur au mineur, exprime des affects et des tensions :

“Le nouveau bémol qui se trouve du côté de la sous-dominante [et son ton], fera incliner naturellement pour la mollesse, au lieu que le nouveau dièse, du côté de la dominante [et son ton], obligera d’animer le chant et le rendra susceptible de toute la fierté dont on voudra l’accompagner” (Fuzeau, 2004, II, p. 257-258).

Nous avons donc établi un schéma pour Le Rappel des oiseaux en tenant compte de ces différentes directions et en partant du ton de départ (mi mineur). Les conceptions ramistes de force ou de faiblesse ont été symbolisées par des courbes ascendantes ou descendantes (schéma 1).

Schéma 1 : parcours tonal du Rappel des oiseaux.

Le schéma montre deux parties contrastées : A est monocolore et repose sur un seul ton, mi mineur, avec bien sûr des tensions et détentes dues aux différents degrés exploités (notamment la IV et la V). Le jeu repose sur la variation autour du motif et son exploitation sur les différents degrés du ton (principalement I et V).

La partie B en revanche concentre les effets les plus théâtraux : une montée dans le ton relatif majeur de sol apporte de la « force » et de la « fierté » suivi d’une descente qui l’amollit un peu en si min. Ce dernier ton, en effet, même s’il possède un # de plus que mi mineur, est en mineur par rapport au ton précédent, sol majeur, ce qui explique la courbe descendante du schéma. Après une deuxième incursion en si min, les dix dernières mesures retrouvent le ton initial.

Mais, plus remarquable, R souligne ces changements de ton par des effets soit rhétorique – un silence pour sol maj ­­–, soit harmonique – des chromatismes pour si min. Ces effets marquent les climax de l’œuvre, ils en constituent les pics émotionnels (surlignés en vert).

NB : nous n’avons tenu compte que des modulations réelles, celles qui installent un ton et non des marches comme aux mesures 45-47. Les flèches tentent de montrer comment R rejoint un ton : soit directement comme à la mes 36 (si min) soit par une marche (mes 45-47).

L’inspiration descriptive de cette pièce sur l’appel et le concert des oiseaux, n’empêche donc pas l’invention musicale, qu’elle soit rhétorique ou harmonique.

Expériences enharmoniques

C’est cette invention musicale que l’on retrouve aussi dans L’Enharmonique (Livre III). R nous livre lui-même un de ses objectifs compositionnels :

“L’effet qu’on éprouve dans la douzième mesure de la reprise de L’Enharmonique [enharmonie do#/réb] ne sera peut-être pas d’abord du goût de tout le monde ; on s’y accoutume cependant pour peu qu’on s’y prête, et l’on en sent même toute la beauté quand on a surmonté la répugnance que le défaut d’habitude peut occasionner en ce cas. L’harmonie qui cause cet effet n’est point jetée au hasard ; elle est fondée en raisons, et autorisée par la nature même […] ; il faut que l’exécution y seconde l’intention de l’auteur, en attendrissant le toucher et en suspendant de plus en plus les coulés à mesure qu’on approche du trait saisissant où l’on doit s’arrêter un moment, comme le marque le signe [point d’orgue]” (Remarques, Livre III).

R endosse ici la posture d’un compositeur moderniste pour au moins trois raisons :
a) L’habitude ne doit pas empêcher l’expérimentation : c’est en se familiarisant avec la nouveauté qu’on l’apprécie.
b) Les spéculations harmoniques sont fondées en raison : puisque il s’agit de la même note sur le clavier, on peut employer l’enharmonie. D’autre part, même si le ¼ de ton existe (sur d’autres instruments par exemple), l’effet provient non pas de cet intervalle mais des modulations qui le préparent : Rameau insiste sur l’importance de la modulation.
c) L’interprétation doit souligner l’écriture du compositeur pour surprendre l’auditeur : par le toucher, le rubato et l’arrêt. Il s’agit donc de « cacher l’art par l’art même », c’est-à-dire voiler la science du corps sonore par un art raffiné du clavier.

Au plan compositionnel, l’enharmonie permet des modulations vers des tons éloignés (dans l’exemple de min à fa min). R l’explique dans sa Génération harmonique (1737) : on est « transporté d’un hémisphère à l’autre, pour ainsi dire, sans qu’on ait eu le temps d’y penser » (Génération harmonique, cité dans Legrand, 2007, p. 127). Ce que proclame donc R c’est la prééminence de l’harmonie sur notre oreille et sur nos sensations : « ce n’est pas de l’intervalle en particulier que naît l’impression que nous devons en recevoir, c’est uniquement de la modulation qui le constitue pour ce qu’il est » (Remarques, Livre III).

À l’époque ces modulations ont choqué : lorsque R introduit des enharmonies dans le trio de Parques (Hippolyte et Aricie) ou dans le tremblement de terre des Incas du Pérou (Les Indes galantes), l’orchestre a refusé de les jouer et R a dû réécrire ces passages dans un style bien plus traditionnel.

Dans l’Enharmonique pour clavecin, R propose une pièce au caractère étrange, « entrecoupant un discours tendre et gracieux de traits brusques et inattendus », se plaisant « à créer des plages d’instabilité et de malaise par le biais de l’enharmonie. » (Legrand, 2007, p. 127).

IV- Clavecin et théâtre

Réutilisation des pièces de clavecin à l’opéra :

  • Livre de 1724 : Les Fêtes d’Hébé, Dardanus, Zoroastre
  • Livre 1729 : Les Indes galantes, Castor et Pollux, La Princesse de Navarre et Zoroastre.

Exemple de transcription : Les Sauvages : voir la conférence de décembre 2014 publiée sur :
https://cerhic.hypotheses.org/411

Conclusion

R apporte donc dans l’univers du clavecin des innovations annonciatrices de changements :
a) Un art du clavier « révolutionnaire » qui préfigure la fin du XVIIIe siècle et même les romantiques. Il se fonde sur une nouvelle virtuosité qui exploite la technique du passage du pouce. Cette virtuosité est également modelée par une forte influence italienne, notamment celle de Scarlatti.
b) Un souci pour l’exploration harmonique plus que pour la sonorité même du clavecin – que l’on trouve chez Couperin par exemple.
c) Des interactions entre le clavier et le théâtre : la clavecin est à l’évidence un laboratoire pour R. Il fait de cet instrument un outil incomparable d’expérimentation où, dans un esprit caractéristique des Lumières, il mêle la séduction à la raison.

Lettre à Houdard de La Motte

« En 1727, Rameau, qui n’avait encore jamais composé d’opéra, mais était à la recherche d’un librettiste, écrivit à Houdard de la Motte, déjà célèbre, pour le persuader de lui fournir un livret. On ignore quelle fut la réponse du dramaturge, et même s’il y en eût une, mais il conserva la lettre de Rameau dont le texte suit.
 Elle fut publiée par Le Mercure de France en mars 1765.

Paris, le 25 octobre 1727

Quelques raisons que vous ayez, Monsieur, pour ne pas attendre de ma musique théâtrale un succès aussi favorable que de celle d’un auteur plus expérimenté en apparence dans ce genre de musique, permettez-moi de les combattre et de justifier en même temps la prétention où je suis en ma faveur, sans prétendre tirer de ma science d’autres avantages que ceux que vous sentirez aussi bien que moi devoir être légitimes.

Qui dit un savant musicien entend généralement par là un homme à qui rien n’échappe dans les différentes combinaisons des notes ; mais on le croit tellement absorbé par dans ces combinaisons, qu’il y sacrifie tout, le bon sens, l’esprit et le sentiment. Or ce n’est là qu’un musicien d’école, école où il n’est question que de notes, et rien de plus : de sorte qu’on a raison de lui préférer un musicien qui se pique moins de science que de goût. Cependant, celui-ci, dont le goût n’est formé que par des comparaisons à la portée de ses sensations, ne peut tout au plus exceller que dans certains genres, je veux dire dans des genres relatifs à son tempérament. Est-il naturellement tendre ? Il exprime la tendresse. Son caractère est-il vif, enjoué, badin, &c ? Sa musique pour lors y répond. Mais sortez-le de ces caractères qui lui sont naturels, vous ne le reconnaîtrez plus. D’ailleurs, comme il tire tout de son imagination, sans aucun secours de l’art par rapport à ses expressions, il s’use à la fin. Dans son premier feu, il était tout brillant ; mais ce feu se consume à mesure qu’il veut le ranimer, l’on ne trouve plus que des redites ou des platitudes.

Il serait donc à souhaiter qu’il se trouvât pour le théâtre un musicien qui étudiât la nature avant de la peindre, et qui, par sa science, sût faire le choix des couleurs et des nuances dont son esprit et son goût lui auraient fait sentir le rapport avec les expressions nécessaires.

Je suis bien obligé de croire que je suis musicien ; mais, du moins, j’ai au-dessus des autres la connaissance des couleurs et des nuances dont ils n’ont qu’un sentiment confus, et dont ils n’usent à proportion que par hasard. Ils ont du goût et de l’imagination, mais le tout borné dans le réservoir de leurs sensations où les différents objets se réunissent dans petite portion de couleurs au-delà desquelles ils n’aperçoivent plus rien. La nature ne m’a pas tout à fait privé de ces dons, et je ne me suis point livré aux combinaisons des notes jusqu’au point d’oublier leur liaison intime avec le beau naturel qui suffit seul pour plaire, mais qu’on ne trouve pas naturellement dans une terre qui manque de semences, et qui a fait surtout ses derniers efforts.

Informez-vous de l’idée qu’on a de deux cantates qu’on m’a prises depuis une dizaine d’années, et dont les manuscrits se sont tellement répandus en France que je n’ai pas cru devoir les faire graver, à moins que je n’y en joignisse quelques autres, ce que je ne puis pas, faute de paroles.

L’une à pour titre L’Enlèvement d’Orithie : il y a du récitatif et des airs caractérisés ; l’autre a pour titre Thétis, où vous pourrez remarquer le degré de colère que je donne à Neptune et à Jupiter selon qu’il appartient à l’un et à l’autre, et selon qu’il convient que les ordres de l’un et de l’autre soient exécutés. Il ne tient qu’à vous de venir entendre comment j’ai caractérisé le chant et la danse des Sauvages qui parurent sur le Théâtre Italien il y a un ou deux ans, et comment j’ai rendu ces titres : Les Soupirs, Les Tendres Plaintes, Les Cyclopes, Les Tourbillons (c’est-à-dire les tourbillons de poussière agités par les grands vents), L’Entretien des Muses, une Musette, un Tambourin, &c. Vous verrez pour lors, que je ne suis pas novice dans l’art et qu’il ne paraît pas surtout que je fasse de grandes dépenses de ma science dans mes productions, où je tâche de cacher l’art par l’art même ; car je n’ai en vue que les gens de goût, et nullement les savants, puisqu’il y en a beaucoup de ceux-là et presque point de ceux-ci. Je pourrais vous faire entendre des motets à grands chœurs, où vous reconnaîtriez si je sens ce que je veux exprimer. Enfin, en voilà assez pour vous faire faire des réflexions. » (Le Mercure, mars 1765).

Table des ornements et Menuet, Livre II

Sources et bibliographie

Avant 1800

COUPERIN, François, Pièces de clavecin, éd. K. Gilbert, Paris, Heugel, Le Pupitre : Premier livre, 1972, Second livre, 1969, Troisième livre, 1969, Quatrième livre, 1970.

Art de toucher le clavecin, Paris, chez M. Couperin, 1717, Fuzeau, 2002 et disponible sur Gallica.bnf.fr

RAMEAU, Jean-Philippe, Premier livre de pièces de clavecin, Paris, chez l’auteur, 1706 (Livre I), éd. K. Gilbert, Paris, Heugel, Le Pupitre, 1979. Disponible aussi sur imslp, édition O Drisceoil, 2011.

Pièces de clavecin avec une méthode pour la mécanique des doigts, Paris, Boivin, Leclair, l’auteur, 1724 (Livre II), éd. K. Gilbert, Paris, Heugel, Le Pupitre, 1979. Disponible aussi sur imslp, édition Jacobi.

Nouvelles suites de pièces de clavecin avec des remarques sur les différens [sic] genre de musique, Paris, l’auteur, Boivin, Le Clerc, [1729-1730] (Livre III), éd. K. Gilbert, Paris, Heugel, Le Pupitre, 1979, disponible sur Gallica.bnf.fr

Rameau, intégrale de l’œuvre théorique, fac-sim réalisé par Bertrand Porot et Jean Saint-Arroman, Méthodes et Traités 20, Fuzeau, 3 vol., Courlay, 2004. Vol. I : 1722-1737 ; vol. II : 1737-1755 ; vol. III : 1755-1765.

Platée, Paris, L’Auteur, Boivin, Leclerc, [1749], disponible sur imslp ; Platée, Avant-Scène Opéra, 1999.

ROUSSEAU, Dictionnaire de musique, Paris, Veuve Duchesne, 1768, disponible sur Gallica.bnf.fr

Après 1800

BOUISSOU, Sylvie, Jean-Philippe Rameau, Paris, Fayard, 2014.
FULLER, David, « François Couperin révolutionnaire », CMBV, 2000.
GIRDELSTONE, Cuthbert, Jean-Philippe Rameau, sa vie, son œuvre, Paris, Desclée de Brouwer, deuxième édition 1983.
LEGRAND, Raphaëlle, Rameau et la pouvoir de l’harmonie, Paris, Cité de la musique, 2007.
SADIE, Stanley (éd.), The New Grove Dictionary of Music and Musicians, deuxième édition, éd. par Stanley Sadie, Londres, MacMillan Publishers, 2001, 29 vol.
SADLER, Graham, The Rameau Compendium, Boydell Press, 2014.